Loin, très loin du Net: les Pailhasses
12 Février 1997
Aujourd'hui, Mercredi des Cendres, j'ai fait un saut de plusieurs siècles dans le passé. Je suis allé à Cournonterral.
Ce petit village dont le nom ne vous dit sans doute rien, situé à une quinzaine de kilomètres de Montpellier, n'a rien de vraiment remarquable. Comme tant d'autres de la région méditerranéenne, il existe depuis fort longtemps, quelques vieilles pierres sont là pour en attester. Des vignes l'entourent, son centre est un labyrinthe de petites rues tortueuses qui serpentent autour de l'église.
Pourtant, le lendemain du Mardi Gras, il s'y passe quelque chose d'unique. C'est le jour des Pailhasses. Pour ceux ne sont pas familiers de l'occitan et de l'accent du Sud, ça se prononce "Payasseuh". On ne peut pas vraiment dire que c'est une fête, il s'agit plutôt d'une bataille simulée. Les gens de Cournonterral commémorent une victoire sur les habitants du village voisin d'Aumelas qui date de l'année 1346. L'histoire et la légende se mélangent pour nous dire qu'il s'agit à l'origine d'un conflit pour le ramassage du bois, d'une ruse d'un des deux camps pour épouvanter l'adversaire par un déguisement, et d'un banquet si arrosé que les barriques de vin ont fini par se répandre par terre.
Des traditions de ce genre, il en existe ailleurs. La différence est qu'à Cournonterral, il n'y a pas de spectateurs. Si vous êtes dans le village ce jour-là, ça signifie que vous acceptez les règles du jeu et que vous participez. A vos risques et périls. D'ailleurs, il y a très peu, voire pas du tout, de gens de l'extérieur. En plus, le village est complètement bouclé, les routes sont fermées. Ce qui ne veut pas dire que les étrangers sont exclus. La preuve, aujourd'hui, j'y étais.
Venons-en aux faits. Les habitants de Cournonterral se divisent en deux camps: les défenseurs et les attaquants. Les Pailhasses sont vêtus d'un sac de grosse toile rembourré de paille, de guêtres blanches, d'un chapeau à plumes. Ils ont sur le visage une peau d'animal noire avec juste deux trous pour y voir. Sur les épaules, des rameaux de buis. Dans chaque main, une "peilhe", c'est à dire une sorte de vieille serpillière. Les attaquants sont habillés tout en blanc, avec quelques rubans rouges. On les appelle les "Blancs".
Au tout début de l'après-midi, les gens se préparent, puis défilent gaiement tous ensemble, Blancs et Pailhasses, au son d'une fanfare, en se dirigeant vers la place du village. Ca ressemble encore à un Carnaval classique. Ca va changer. Quelques minutes avant trois heures, les dernières personnes habillées normalement s'éclipsent rapidement. Puis le dernier roulement de tambour indique que la bataille commence.
Sur la place, au centre, il n'y a plus que les Pailhasses. Tous les Blancs se cachent dans les petites rues. A ce moment-là, des dizaines de comportes et des bennes entières de lie de vin des dernières vendanges, mélangées à quelques sauts de purin sont déversés sur la place. Le spectacle (et l'odeur) est incroyable. Les Pailhasses se roulent dans les milliers de litres de cet infâme mélange tiède et poisseux en hurlant. Certains se jettent dedans en glissant sur plusieurs mètres. Ils y trempent leur peilhes, ce sera leur arme. Puis ils partent à la chasse aux Blancs. Ces derniers doivent rester propre le plus longtemps possible, tout en essayant de traverser de temps à autre la place en courant.
A trois heures, j'étais sur la place, pour voir le spectacle de près. Ni Blanc ni Pailhasse, mais rapidement couleur lie de vin, comme tout le monde. Il faut le voir pour le croire. Certains Pailhasses tentent de rabattre les ennemis en les faisant fuir vers la place centrale, parcourant les petites rues, grognant et faisant virevolter leur peilhe au-dessus d'eux. Si vous essayez de passer à côté, vous avez toutes les chances de vous prendre un grand coup de serpillière dégoulinante dans le dos. Parfois, les Blancs tentent de forcer le passage en traversant la place à plusieurs dizaines en même temps. Comme c'est très glissant, certains trébuchent, d'autres se font ceinturer avant d'être roulés dans la lie. Ce n'est pas vraiment agréable, et je vous le dis parce que ça m'est arrivé, on en a partout, dans les cheveux, les yeux, la bouche, le dos, ça rentre sous les vêtements, ca colle, ça sent la vinasse et la merde. En un mot, c'est vraiment dégueulasse. Mais c'est marrant.
Il y a une chose d'assez étrange, c'est que quand on se fait attraper par un Pailhasse, à cause de son masque on ne sait pas qui c'est, on ne peut pas identifier des expressions de visage. Est-ce qu'il s'amuse, est-ce qu'il en a spécialement après vous, est-ce que vous ne lui plaisez pas, est ce qu'il est complètement saoûl? Comme c'est parfois assez violent, on se pose la question, mais ce mystère fait aussi partie de la fascination.
Vers les cinq heures, il n'y a plus un seul centimètre carré intact de vêtement ou de peau dans les rues du village. La bataille se calme un peu, et il commence à faire froid. On se regroupe sur la place du village, dont il n'est pas possible de décrire l'état. Des bouteilles de Carthagène apparaissent comme par miracle, des habitants proposent du café chaud. Quelques peilhes volent encore, un Pailhasse fatigué boit un verre allongé dans une bassine pleine de lie, un musicien de la fanfare joue un air joyeux dans sa trompette bouchée par la vinasse. Personne n'est intact.
Je ne suis pas vraiment "traditionnaliste". La plupart des traditions, d'ailleurs, m'emmerdent au plus haut point. Mais certains rituels qui viennent de la nuit des temps sont fascinants. Bien sûr, ils ont leurs mauvais côté. Comme dans tout rite collectif, l'intelligence est moins sollicitée que les tripes (ou l'absence de tripes). Aux Pailhasses, par exemple, il n'est pas rare de voir des gens complètement saoûls, qui en viennent aux mains, qui se blessent, qui s'acharnent plus spécialement sur les filles, qui règlent leurs comptes, qui ressortent les petites haines accumulées dans l'année. J'en suis conscient. Mais ce soir je n'ai envie de parler que de ce qui m'a plu. Cette sensation si rare de se retrouver en dehors du temps, si loin de tout ce que l'on connait, de notre monde tant aseptisé, balisé, technologique, il ne faut pas la rater. C'est unique. J'avoue humblement que si en ville j'aime bien porter des habits fraîchement lavés, j'ai trouvé amusant et dépaysant de me faire rouler dans la merde, au sens propre (si l'on peut dire).
Voilà ce que j'avais envie de raconter aujourd'hui. Quelques heures de folie à des millions d'années-lumière des univers virtuels (d'ailleurs, malgré une douche plutôt longue et énergique, la réalité de l'odeur ne fait aucun doute).
PS: J'en vois déjà qui vont me dire qu'il y a une totale contradiction avec ma haine des séances de bizuthage et leurs cortèges d'humiliations en tous genres. Sans doute. Ce ne sera pas la première. C'est tout le problème de l'écriture "à chaud". Mais il y a tout de même une différence fondamentale: vous êtes libre de participer ou non aux Pailhasses, alors qu'on vous fait bien comprendre lors des bizuthages que vous êtes obligés d'y passer.
PPS: Pour les cinéphiles, les Pailhasses apparaissent dans le film d'Agnès Varda "Sans Toit ni Loi", quand la routarde que joue Sandrine Bonnaire arrive dans le village au moment de la bataille (même si la scène elle-même n'a pas été tournée à Cournonterral).
PPPS, rajouté en Mai 2003: Merci à Alban de l'association occitaniste Socrate pour les deux photos et le commentaire très sympathique que je permets de citer par pure vanité: "Très intéressant, très juste, bonne analyse pour un touriste. rares sont les personnes qui ne sont venues qu'une fois et qui ont à peu près saisi". Ca fait plaisir de la part d'un pailhasse en personne. La plupart des rares e-mails (sauf un, si je me souviens bien) reçus de personnes de Cournonterral, depuis six ans que cette page existe, on été positifs, d'ailleurs. Juste un détail: je ne suis certes pas du village, mais mon grand-père est enterré au cimetière de Montbazin (qui a cette inscription magnifique d'humour noir sur son portail: "Nous vous attendons"), à moins de cinq kilomètres de Cournonterral. Et je suis allé ce jour-là accompagné d'une copine du village. Alors, touriste, non, quand même. Disons: semi-touriste :)