Agir
26 Septembre 2001
Cela faisait des années que l'idée me trottait dans la tête. Dans ce monde a deux vitesses, il faut aider ceux qui n'ont pas eu la chance de naître dans un pays riche. Belle résolution. Mais comment? Je pense qu'il faut lutter (car c'est une lutte) a deux niveaux.
D'abord, a un niveau global, politique. Utiliser son bulletin de vote, sa page web ou sa grande gueule pour faire passer le message. Il faut que nos pays occidentaux qui, quoiqu'on en dise, débordent de richesses, arrêtent de considérer les pays du Sud comme des réserves de matières premières à piller, ou des bases militaires stratégiques potentielles. Il faut les aider, sur tous les fronts possibles. Il faut leur donner les armes dont nous jouissons depuis longtemps, et gardons pour nous: santé publique, éducation pour tous, économie saine. Le mouvement anti-mondialisation qui commence a devenir puissant, malgré son manque flagrant d'organisation et parfois de cohérence, est un debut très intéressant dans cette voie, qu'il faut soutenir.
Il y a un autre niveau de lutte: s'investir, personnellement, pour améliorer la vie d'une ou deux personnes qui n'ont pas eu la chance de naître dans un pays riche. Il y a plusieurs méthodes. On peut aller sur le terrain, passer six mois à construire une école au Ghana, ou à donner des cours dans cette meme école. C'est une idée courageuse. Un ami anarchiste de Montpellier est allé six mois au Chiapas pour un programme d'alphabétisation des enfants. Je l'admire. Seulement, pour moi, c'est difficilement faisable. Je suis français, j'habite en ce moment aux Etats-Unis, je gagne à peu près bien ma vie, et si j'ai la chance d'aimer mon travail, il n'est ni fixe ni éternel. Je ne garde pas l'argent en trop que je pourrais économiser. Je le dépense. Pour des conneries. Un hologramme d'art, un manuscrit du treizième siècle, un hélicoptère radiocommandé, un laser puissant, un kit d'électronique, un fer a souder, un bouquin, un disque, un lecteur mp3, d'autres gadgets passablement inutiles. Des jouets pour adulte qui coûtent cher.
J'ai choisi de faire autre chose avec une infime quantité de ce fric que je gagne. J'ai choisi d'"adopter" trois enfants d'Amérique Latine. Deux en Bolivie, un au Paraguay. Trois petites filles, parce que je pense que si on veut aider un pays, il faut d'abord aider ses filles, qui sont tellement plus raisonnables que nous. Elles habitent toutes les trois dans des zones rurales et extrèmement pauvres de leurs pays respectifs. Leurs conditions de vie sont a mille lieues de celles des enfants de nos pays riches. On a du mal a l'imaginer.
Je me suis engagé - rien ne m'y oblige, c'est un engagement personnel - à les aider financièrement jusqu'a ce qu'elles atteignent dix-huit ans. En espérant que ma maigre contribution leur permettra d'avoir accès à des soins médicaux, une scolarité normale, peut-être de continuer à étudier plus tard, d'avoir un métier intéressant grâce auquel elles pourront à leur tour aider leurs compatriotes et leurs propres enfants.
Ca peut paraître prétentieux et simpliste, mais si l'on veut montrer qu'un pays peut effectivement aider financièrement un autre pays, en annulant sa dette extérieure par exemple, ou en investissant à perte dans des infrastructures nécessaires au développement, si l'on demande que les transactions financières soient taxées, il faut montrer l'exemple au niveau individuel. Montrer que vous et moi, nous pouvons nous permettre de lâcher quelques dollars, que ça ne change en rien notre train de vie.
Après des dizaines d'heures de recherche, de comparaison, de lecture de rapports financiers, de témoignages, j'ai choisi l'antenne américaine, ChildReach, d'une association internationale, Plan International, qui est une des plus importantes au monde, et a été créée en 1937 pour les enfants des exilés républicains de la Guerre Civile Espagnole. Cette association ne reçoit aucun argent des gouvernements, et n'est pas religieuse ou sectaire. Les USA, qu'on les aime ou pas, ont une grande habitude de tout ce qui touche au caritatif, c'est presque une spécialité nationale, et ils sont généralement très efficaces dans ce domaine. De plus, ces grandes associations sont constamment surveillées par d'autres associations et par la presse, ce qui diminue fortement la possibilité d'une dérive quelconque. Evidemment, le mauvais coté d'une ONG américaine est qu'il faut se taper (et parfois savoir décrypter) leur dialectique walt-disneyenne, un peu trop dégoûlinante de bons sentiments et de stéréotypes, et leur problème pour dire la realité dure et crue, pour ne pas choquer leurs bienfaiteurs.
Quand vous allez sur leur site web, vous pouvez jeter un oeil sur la liste des enfants en attente d'un parrain. Magie de la technique moderne et de la recherche par mot-clé, vous pouvez choisir le pays, garçon ou fille, l'âge. Puis lire une courte présentation, regarder une photo. Et ce choix atroce en lien hypertexte: "Oui, je veux parrainer cet enfant / Montrez-moi d'autres enfants". Impression malsaine d'être dans un supermarché virtuel, d'acheter un lecteur de CD en comparant les prix et les caractéristiques de chaque produit. Efficacité américaine oblige: on peut payer par carte bleue. Mélange étrange de technologie inhumaine et de visages d'enfants, si humains.
L'argent qu'ils demandent, pour un enfant, est de 22 dollars par mois, dans les 150 francs français. Même en aidant trois enfants, pour moi, c'est deux fois moins que ce que je consomme en cigarettes. C'est moins de quatre pour cent de mon salaire. Juste pour situer. Ce que j'aime bien dans cette association, c'est que l'argent ne va pas directement aux enfants, mais aide les familles entières et sert aussi a la communauté dans laquelle ils vivent: école, mise en place de l'eau courante, ou d'une ligne électrique, creusement d'un puit, mêdicaments, et autre. De plus, des travailleurs de l'association sont constamment présents sur place, ce qui permet un suivi continu des améliorations.
Cependant, j'irai voir, un jour, par moi-même, comment mon argent est depensé par l'association. Sans aucun intermédiaire. Les familles que j'aide et moi, directement, face à face. C'est aussi pour cela que j'ai choisi des pays hispanisants. Pas besoin de traducteur. Je n'ai pour le moment aucune raison de ne pas faire confiance a ChildReach. Mais j'irai quand même. Peut-être qu'en discutant avec les gens, là-bas, gens du pays ou travailleurs humanitaires, je trouverai d'autres idées pour les aider, d'autres moyens. Peut-être même monter un projet avec des associations françaises. Qui sait.
En attendant, je vais écrire mes premières lettres à Vidalicia, Guadalupe et Kelly, et à leurs familles, et j'attends les leurs. Toute la différence avec le don d'argent anonyme des ONG traditionnelles (je donne automatiquement un franc par jour a Médecins Sans Frontières depuis des années) est là: c'est une relation directe avec une personne et une famille, avec qui l'on communique, qui nous envoie des nouvelles, qui nous explique sa vie. C'est une façon de connaitre un pays, de partager un peu de la vie de personnes de cultures différentes, de tisser des liens, de découvrir un monde nouveau dans lequel l'argent ne coule pas à flot. D'ouvrir son esprit, d'élargir son horizon. Et d'aider des gens qui en ont besoin.
Je me demande si c'est une bonne idée d'envoyer un cadeau dans la première lettre, comment ils vont le prendre, si ça ne fait pas un peu gringo. J'avais pensé à un tee-shirt de Harvard, c'est le symbole et la fierté de la ville où j'habite, mais finalement je trouve ça con, et puis je me plante toujours dans les tailles. Une peluche? Un bouquin? Un atlas du monde où je ferai une petite croix ou je suis né, la-bas, si loin, au bord de la Mediterranée, là où je vis, au bord de l'Atlantique, et là ou ils vivent, au coeur de la belle Amérique Latine?
Inutile de me dire que ce n'est pas avec des approches individuelles que l'on pourra résoudre les problèmes du monde. C'est vrai, mais ce n'est pas le but de cette démarche. Inutile de me dire que des gens souffrent de pauvreté en France aussi. Je le sais. Inutile de me dire que ces approches humanitaires à l'occidentale sont difficiles, parfois pires que le mal qu'elles sont sensées guérir, et souvent pleines de contradictions. Je le sais aussi. Inutile de me dire que je fais ça pour me donner bonne conscience. C'est sans doute vrai. C'est peut-être une des raisons. Mais il y en a d'autres. Ne plus se contenter de voter, de parler, d'agiter quelques idées et beaucoup de vent. Donner un peu de son temps, de son argent, s'impliquer.
Agir.