A peine 22 dollars par mois




Article trouvé presque par hasard sur le web, de Cecilia Rodriguez et David Schrieberg, paru dans le journal californien Mother Jones, numéro de Juillet-Aout 1993. Mal traduit de l'anglais au cours d'une nuit mélancolique de Septembre 2001 par Guillermito. Reproduit sans autorisation, n'ayant pas réussi à retrouver l'email des auteurs. J'expliquerai plus tard pourquoi il m'a particulièrement touché. Attention, c'est long, c'est triste, et ca pointe du doigt des contradictions difficiles à résoudre



Dans une tentative pour briser le cycle de pauvreté d'un enfant, nous avons parrainé Martha en 1985. Cette année, nous sommes allés voir ce que notre argent a pu réaliser.

      par Cecilia Rodriguez et David Schrieberg, 1993.


En Octobre 1985, nous avons répondu à un encart dans un magazine pour un programme qui nous invitait à devenir "parents adoptifs" d'un enfant du Tiers-Monde dans le besoin. Vous avez sans doute déjà vu ces publicités un millier de fois. Mal placé entre deux photos de top-models pour Chanel ou Armani, un enfant aux yeux grand ouverts, à la couleur sombre, sans chaussure, vous regarde fixement. Cette annonce a touché notre sentiment de culpabilité et notre compassion, atteignant directement son but.

Pour vingt-deux dollars par mois, l'association Foster Parents Plan - depuis renommée Childreach - nous a assuré que nous pouvions aider à nourrir, habiller, loger, éduquer, et donner un accès à des soins médicaux pour un enfant pauvre. Vingt-deux dollars par mois. Nous dépensons facilement le double dans un restaurant un vendredi soir. Avec cette somme ridicule, ils nous ont dit, nous pouvions "casser le cycle de pauvreté pour un petit enfant".

Nous avons demandé un enfant en Colombie parce que Cecilia, qui est une journaliste colombienne, connaissait bien la misère dans laquelle sont plongés la majorité des enfants de son pays. Parce qu'elle connaissait aussi l'incompétence et la corruption de beaucoup d'organisations charitables du Tiers-Monde, nous avons choisi Foster Parents, une ONG américaine, plutôt qu'une autre basée directement en Colombie. Notre décision d'aider un enfant dans le besoin a été critiquée par la mère de Cecilia, qui vit à Bogotá, qui pensait que nous allions gâcher de l'argent en vain pour un enfant que nous ne connaitrions jamais, à travers une organisation dont nous ne pourrions pas vérifier le travail et les résultats.

L'enfant est entré dans notre vie sous la forme d'un joli paquet bien organisé, qui nous a promis que nous allions échanger beaucoup de lettres pendant toute la durée de notre relation. Le paquet contenait plusieurs photos d'une petite fille adorable et timide, avec des cheveux et des yeux noirs, habillée d'une robe de coton plusieurs tailles trop petite pour son corps maigre et frêle. D'après le texte racontant son histoire, Martha Isabel Perez, douze ans, était une petite fille amicale et de bon caractère, et elle rêvait de devenir infirmière. Sa famille et elle habitaient une cabane, au bord d'une rivière, près de Tulua, une ville de 160.000 habitants au coeur d'une région agricole à deux heures au nord de Cali.

"Vous êtes sur le point de commencer un voyage qui modifiera la vie de Martha Isabel Perez et de sa famille", écrivait Kenneth H. Phillips, président de Foster Parents, dans une lettre nous souhaitant la bienvenue dans le programme. "Votre parrainage est un cadeau et un espoir unique dans la vie de Martha Isabel Perez et de sa famille".

Le père de Martha, Nicholas, avait rencontré sa mère, Ofelia, treize ans auparavant. A cette époque il avait déja soixante-six ans, était un pécheur analphabète; elle avait trente-deux ans et avait déjà un fils appelé Jorge. Au début des années 70, les trois ont emménagé ensemble dans le village perdu de Los Estrechos, au bord de la rivière Cauca. Comme les vingt-cinq autres familles vivant là, ils n'avaient aucun titre de propriété légal sur le terrain ou leur cabane était construite.

Leur maison, construite en boue séchée, bambou et argile, comme celles de leurs voisins, n'avait pas l'eau courante, pas d'électricité, pas de tout-à-l'égoût. Le toit était percé. Les buissons à coté de la maison servaient de salle de bain. Nicholas et ses voisins pêchaient dans la rivière, la nuit, remplissant leurs bateaux en moins d'une heure. Le poisson qu'ils ne vendaient pas servait à nourrir leurs familles.

Nicholas et Ofelia ont eu sept enfants ensemble. Trois sont morts de diverses maladies, et un autre a été volé à l'âge de un an et demi, alors qu'il trainait sur le chemin de terre qui connecte leur village isolé avec la civilisation. Ofelia a perdu un oeil dans un accident de bus.

Foster Parents a conduit ses travailleurs sociaux, ses spécialistes du développement, et ses ingénieurs à Tulua en 1985, et a engagé seize familles enthousiastes dans le programme, dans le voisinage des Perez. Commencée en 1937, cette organisation est née de l'esprit d'un journaliste anglais horrifié par la situation dramatique des enfants victimes de la Guerre Civile Espagnole. Dans les années 80, Foster Parents est devenue la plus grande association non religieuse de ce type dans le monde, connectant des centaines de milliers d'enfants de vingt-sept pays sous-developpés avec des familles de parrainage.

A l'origine, Foster Parents se contentait de redistribuer l'argent des dons à quelques personnes, ce qui rendait les bénéficiaires plus dépendants qu'indépendants. Mais l'association a évolué avec le temps, et essaie maintenant d'apprendre aux communautés à se ressaisir, à rester unies, et à devenir indépendantes. Elle tente de développer une infrastructure qui devrait permettre à la communauté de se maintenir et d'avancer par elle-même, le jour ou Foster Parents décidera de quitter la région pour d'autres zones dans le besoin.

Quand Foster Parents nous a fait connaitre les Perez, Nicholas avait déja soixante dix-huit ans, de plus en plus handicapé par l'asthme. Il partageait l'unique chambre à coucher avec Ofelia et son fils, Jorge Eliecer, 17 ans, et leurs filles Martha, 12 ans, Maria Libia, 11 ans, et Maria Mariana, 8 ans.

Notre premiere lettre reçue du terrain, depuis le bureau de l'organisation de Tulua, nous a indiqué que les buts de Foster Parents pour le village de Los Estrechos étaient d'apporter à la communauté un système de distribution d'eau potable, l'électricité, le tout-à-l'égoût, et des titres de propriété légaux pour les résidents. Les Perez participaient à toutes les activités du programme. Ils participaient toujours aux réunions de la communauté, et parfois meme se proposaient de les héberger.

Automne 1986

" Ici, on est dans une situation très mauvaise. On n'a pas d'argent pour acheter les cahiers dont on a besoin, toutes les deux, à l'école. La maison est en très mauvais état et on n'a pas d'argent pour la réparer, même un peu. On ne sait pas quoi faire. La région est très pauvre. Il n'y a rien. Il n'y a pas d'hôpital. Il n'y a rien... Mon père est très malade et passe les nuits assis sur son lit parce qu'il respire mal et ne peut pas dormir et, à cause de ça, il ne peut pas travailler ou pêcher... J'ai des bons résultats à l'école... Et je veux continuer à étudier et je vous remercie pour tout ce que vous me donnez. Pardonnez les fautes d'orthographes de mon frêre.
---- Martha Isabel Perez "

La maladie de Nicholas s'aggravait, et les revenus de la famille s'écroulaient. Jorge a quitté l'école et commencé à pecher pour aider la famille. Une évaluation de Foster Parents indiquait que les performances scolaires de Martha avaient baissé. La famille ne pouvait plus payer pour ses livres, sa blouse, ou autres fournitures scolaires.

Les lettres de Martha nous ont alarmé. Nous avons écrit au bureau national de Foster Parents pour demander si les Perez recevaient une aide spéciale pour les aider à traverser leur situation de crise. "Nous sommes certains que les lettres que vous avez reçues mentionnant la situation économique sévère de la famille sont juste une tentative de leur part pour rendre la correspondance un peu plus personnelle, et ne sont pas destinées à vous culpabiliser, ou à vous demander de l'argent en plus..." répondirent-ils. "Nous avons envoyé un mémo à notre responsable sur le terrain à Tulua, pour lui demander de faire en sorte que Martha reçoive des conseils dans sa façon d'écrire des lettres... Nos programmes sont destinés à aider les familles à la fois maintenant, mais aussi sur le long terme."

Un mois plus tard, en Novembre, le bureau local nous a envoyé un "rapport de suivi" signé par un "promoteur social" (le terme de l'association pour désigner un travailleur social) anonyme. Il avait rencontré Ofelia, la mère de Martha, et observé "les progrès réalisés par sa famille". Bien que le promoteur social indiquait que leur maison "avait besoin de réparations", une autre lettre écrite plus tard par le représentant du bureau de Foster Parents du Rhode Island nous assurait que Martha et Mariana avaient reçu des fournitures scolaires, des blouses, et des chaussures. La famille donnait même un coup de main pour construire un centre communautaire. Nous pensions que, malgré les lettres désespérées de Martha, les choses avançaient quand même pour les Perez et leur village.

Hiver 1987

" Mon père a été malade et on a du l'emmener chez le docteur. Ce n'était pas un Noël très heureux pour nous parce que on n'avait pas de nouveaux vêtements à nous mettre. Mon frêre est le seul qui peut travailler... Il est pêcheur, mais nous mangeons tous les poissons qu'il attrape, parce qu'il n'y en a pas assez pour les vendre... Les poissons sont très mauvais parce qu'une usine à Cali qui s'appelle Carton Colombia jette du poison dans la rivière Cauca, qui tue tous les gros et petits poissons. On a vendu tout ce qu'on avait, les animaux et un lit.
---- Martha Isabel Perez "

Martha travaillait bien à l'école et était maintenant capable d'écrire ses lettres toute seule. Le rapport d'un travailleur social la décrivait comme étant "très active et intelligente". Son voeu le plus cher, écrivait-il, était de finir ses études.

La maison des Perez était toujours en aussi mauvaise condition et sans équipement de base. Foster Parents ne pouvait pas aider les Perez à réparer ou améliorer leur maison tant qu'ils n'arriveraient pas à obtenir un titre légal pour leur terrain, et la probabilité de l'obtenir était faible parce que la cabane était trop proche de la rivière et risquait d'etre innondée. Malgré leurs problèmes, un travailleur social nous assurait que la famille Perez était toujours désireuse d'améliorer sa qualité de vie, et restait très active dans le programme.

Mais, quand Nicholas est mort en 1988, la famille a commencé à péricliter. Ils avaient à peine de quoi manger. Ofelia voulait vendre la maison et déménager dans une autre ville, mais sans titre légal, elle ne pouvait rien vendre. De toute façon, qui achèterait une cabane à cet endroit?

Martha arrêta d'aller à l'école, parce qu'ils ne pouvaient plus se le permettre. Un voisin agé offrit de lui payer l'école, à la condition de vivre avec lui, mais elle refusa.

Elle rencontra Albeiro Grisales, un garcon de vingt-deux ans qui possédait une petite épicerie dans une ville voisine. Il venait lui faire la cour, apportant toujours avec lui des fruits ou d'autres choses à manger. Martha, quatorze ans, tomba amoureuse de lui et commença à se disputer avec sa mère et ses frêres et soeurs, qui la prévenaient sans arrêt qu'elle était trop jeune pour vivre en couple.

Novembre 1988

" Notre bureau local en Colombie nous a prévenu que votre enfant adopté, Martha Isabel Perez, s'est récemment mariée, et n'a donc plus le droit de participer au programme de Foster Parents. Martha et sa famille apprécient sincèrement votre amitié et votre intérêt. Ils ont beneficié de beaucoup de services grâce au programme de Foster Parents, et vous remercient de votre aide quand ils étaient dans le besoin. J'espère que vous allez envisager le parrainage d'un nouvel enfant, maintenant que Martha ne fait plus partie du programme.
---- Leland Brenneman, directeur, Foster Parents Services "

Cette nouvelle nous a stupéfiés. C'était comme si notre lien émotionnel avec Martha venait d'être tranché, froidement, mais ni par elle ni par nous. Cecilia a écrit un article dans un journal, largement repris, qui critiquait le programme. Dans cet article, elle écrivait avec tristesse que ni nous-mêmes, ni le programme, n'avaient réussi à libérer Martha de sa misère.

Nous avons écrit une lettre à Brenneman, en joignant une copie de l'article de Cecilia, et en demandant plus d'information à propos de l'exclusion de Martha de leur programme, et ce qu'elle était devenue depuis. Nous avons aussi demandé de parrainer la soeur de Martha plutôt qu'un enfant d'une autre région.

"Nous pouvons juste faire des suppositions sur ce qui s'est passé dans la vie de Martha qui a conduit à cela", a repondu Brenneman. "Pour quelque raison, il apparait que nous n'avons pas réussi à l'aider à sortir de ce cycle de pauvreté dans laquelle sa famille est enfermée depuis probablement plusieurs générations. Comme toute organisation, nous avons beaucoup d'histoires qui se finissent bien, mais il arrive aussi, et même souvent, que nos interventions ne soient pas suffisantes".

Le programme nous a offert de continuer à transmettre nos lettres a Martha, et de nous envoyer un rapport indiquant tous les bénéfices que la famille Perez a pu recevoir. La liste incluait des fournitures scolaires, un cours d'alphabétisation pour Ofelia, la construction du centre communautaire, des programmes de santé, et le "support constant de leur travailleur social".

"Je suis certain que vous serez satisfait avec cette information", concluait le rapport.

De plus, après avoir considéré nos demandes, Foster Parents nous a assigné comme parrains de Maria Mariana, la petite soeur de Martha, qui avait dix ans à cette époque. Les photos nous montraient une autre petite fille timide avec de grands yeux noirs, encore une fois vétue d'une robe légère de coton trop petite pour elle. Son rêve, d'après le travailleur social, était de devenir institutrice.

Le texte racontant son histoire était le même que quatre ans auparavant, quand nous avions reçu les premières photos de Martha. La même maison en ruine, les mêmes deux lits, les mêmes rares ustensiles de cuisine. Mariana n'avait pas reçu les vaccinations de base. "Le désir le plus cher de Mariana et de sa famille", nous disait la lettre, "est d'améliorer leur conditions de vie".

Nous avions l'impression que Foster Parents nous renvoyait dans le passé. Nous nous demandions si cela pouvait être une occasion pour le programme, et pour nous, de corriger l'histoire.

Alors même que nous commencions une correspondance avec Mariana, nous restions en contact avec Martha qui, peu de temps apres avoir emménagé avec Albeiro, tomba enceinte et donna naissance à un fils, Albeiro Jr. Elle avait quinze ans.

Novembre 1989

" J'ai reçu votre lettre et je veux vous remercier... Je dois vous avouer qu'après avoir eu mon enfant, je suis tombée très malade, et que je n'ai pas d'argent pour acheter des médicaments. Mon mari ne trouve pas toujours du travail parce que la situation économique ici est vraiment très mauvaise. Je sais que je dois me résigner, parce que c'est ma destinée... J'espère que vous pourrez m'aider cette fois, comme vous l'avez toujours fait.
---- Martha Isabel Perez.

Le manuel international de Foster Parents ne s'aventure pas beaucoup sur le terrain de l'information sexuelle et familiale, indiquant que l'organisation "s'implique légalement, psychologiquement et culturellement le plus possible dans chaque communauté, tout en restant sensible au point de vue des habitants et des gouvernements". En Colombie, les efforts d'education sexuelle de Foster Parents ont été torpillés après des critiques de hiérarques de l'église catholique.

"Nous ne faisons pas de planning familial", nous dit Beatriz de Nogales, la directrice du programme à Tulua. "Nous ne nous sommes jamais vraiment impliqués dans ce domaine... Je dirais que 30% des filles du programme tombent enceintes très jeunes."

Le mari de Martha, Albeiro, qu'elle avait décrit dans une lettre comme un jeune homme "sans vice", est devenu accro au basuco, un dérivé colombien de la cocaïne, particulièrement toxique, qui se fume. Martha est retournée dans la cabane de sa mère avec son bébé, mais a decidé après quelque temps de retourner auprès de Albeiro. Elle est rapidement tombée enceinte de son deuxième fils, Victor Alfonso. Albeiro a essayé de se ranger, mais il a fini par recommencer a fumer du basuco, et a commencé à battre Martha. Elle est retournée chez sa mère une nouvelle fois au début de 1991, cette fois avec deux enfants.

Les choses ne se sont pas ameliorées pour le reste de la famille. Mariana a fini l'année scolaire et, ne pouvant pas continuer au collège, est devenue le quatrième enfant des Perez à arrêter définitivement l'école. Ofelia dit qu'elle a tenté de convaincre leur travailleur social de Foster Parents d'aider Mariana à rester à l'école. Il a répondu que le programme ne paierait pas tous les frais, en accord avec sa philosophie qui décourage une dépendance totale. "J'aurais dû payer sept dollars pour l'inscrire au collège", expliquait Ofelia, "puis cinq dollars chaque mois. Où j'aurais bien pu trouver cinq dollars par mois?".

Le bureau local de Foster Parents nous a informé que Mariana en a eu assez de l'école et a arrêté pour trouver du travail. Ses lettres étaient beaucoup plus froides que celles de Martha, mais elle nous écrivait en Octobre 1991: "Ca va mal. Je fais ce que je peux". Elle est allée dans trois villes pour trouver un travail, puis est rentrée à la maison et a finalement été engagée dans une plantation de tabac, ou elle triait les feuilles de 5:30 du matin à 2:00 de l'après-midi. Elle gagnait 5.44 dollars par semaine, et elle est devenue la principale ressource de sa famille après que Jorge est parti pour vivre avec sa copine.

Pendant l'été 1992, nous avons écrit une fois de plus au quartier général de l'association pour demander une aide spéciale pour la famille Perez. Foster Parents nous a répondu en Juin. Ils nous ont dit que Mariana n'avait pas envie de retourner à l'école, mais nous ont confirmé que la famille "traversait une période difficile".

Les réunions de voisinage n'ont plus lieu depuis longtemps. Le centre communautaire que Foster Parents nous avait fièrement montré comme étant son résultat principal dans la région a été détruit par les autorités locales pour faire place à la construction d'une autoroute.

Le programme de Foster Parents dans la région va bientôt s'arrêter. Ils pensent déplacer leur effort vers Carthagene en 1996. De Nogales et plusieurs personnes du programme local avouent maintenant que Foster Parents a échoué dans la région où habitent les Perez. Bien qu'ils annoncent qu'ils aident les familles à obtenir des titres de propriété légaux, les maisons n'ont toujours ni eau ni électricité. "Ce secteur est difficile", explique Ever Cortes, le superviseur de la région. "Il n'y a pas d'école là-bas.... Pour les transports, les habits, les familles n'ont pas d'argent".

Pourtant, en Novembre 1992, nous avons encore reçu un compte-rendu des progrès réalisés, par le travailleur social qui s'occupe des Perez: "Cette année, la famille que vous parrainez a bénéficié des infrastructures de santé, d'environnement et de logement sponsorisées par Foster Parents. De plus, l'enfant que vous parrainez a reçu des avantages directs de notre programme d'amélioration du logement, grâce à l'obtention d'un titre légal pour le terrain où est construite leur maison... Votre famille habite maintenant dans sa propre maison... Les résultats ont été très positifs depuis que Foster Parents les a aidé à améliorer leur situation communautaire..."

Mars 1993

La route depuis Tulua jusqu'à Los Estrechos est bordée d'un côté par la superbe et rocheuse cordillère colombienne, et de l'autre par la rivière Cauca, et des champs de fruits de la passion et de canne à sucre de couleur émeraude.

Alors que je conduis dans une Chevrolet de location, je me sens un peu comme le Père Noël, avec mon sac rempli de petits jouets, cadeaux et bijoux que Cecilia, qui est restée à Bogotá avec sa famille, a acheté pour que je les apporte jusqu'ici.

A quoi est-ce que je m'attends? Des clichés me traversent l'esprit. J'ai l'impression que je ne connais rien des Perez après sept ans à correspondre avec eux.

Je n'ai pas d'adresse précise. Je repère quelques cabanes proches de la rivière et demande à deux ouvriers le nom du village. "Los Estrechos", me répond l'un d'entre eux. Un peu plus loin, je m'arrête près d'une structure où plusieurs femmes accrochent des vêtements - des guenilles, vraiment - pour les faire sécher. Je demande Ofelia Perez. "Vous êtes le parrain?" demande l'une rapidement, alors que personne ne sait que je suis ici, et les Perez ne m'attendent pas. Elle me montre le bas de la rue.

Quelques cabanes plus loin, Ofelia sort de la maison d'une amie. Je la reconnais immédiatement grâce aux photos - l'ombre dans son visage, à la place de son oeil, est encore plus évidente que sur les photos. Sa machoire édentée tombe de surprise quand je dis qui je suis. Elle prend ma main et la serre fortement dans les siennes. Les deux fils de Martha sont à côté d'elle. Albeiro, trois ans et demi, porte un short bleu et un tee-shirt rose crasseux. Son visage est plein de croûtes. Victor Alfonso, deux ans et demi, porte aussi un tee-shirt sale et un short. Les deux sont pieds nus et tout de suite amicaux.

Je demande où est Martha. "Elle ne vient presque jamais ici", me répond Ofelia. "Elle n'est pas venue depuis un mois. Elle travaille à Tulua, mais on ne sait pas où, ni même où elle habite. Elle a laissé les enfants ici". Mon coeur s'effondre. J'ai fait tout ce voyage pour la voir, et il semble maintenant que je ne vais pas la rencontrer.

Nous entrons dans la cabane qui m'a si souvent été décrite dans les lettres. Elle est pire que je ne l'imaginais: deux pièces - une cuisine et une chambre à coucher - sur un sol de béton et de terre battue; de la peinture verte ecaillée sur les murs de bambou et de boue séchée; un plafond tordu de planches sous un toit metallique. Il y fait sombre, malgré l'heure, et extrèmement chaud. Une odeur de pourriture venant de la rivière rentre par la porte de derrière, à tel point qu'elle en est suffocante. Il y a de la poussière partout.

Ofelia m'offre un tabouret et s'assoit sur le côté du lit de Mariana. Elle soulève un coin du matelas pour me montrer une pile aplatie contenant toutes les lettres, photos, et livres pour enfants que Cecilia et moi avons envoyé pendant toutes ces années. Les deux garcons attrapent un livre, "Les Bébés Animaux". Elle crie et les pousse au loin. "Regarde ce qu'ils ont fait", me dit-elle. "Ils ont déchiré la couverture".

Ses mains sont craquelées, ses ongles sont noirs. Elle porte une vieille robe fanée avec un motif de fleurs bleues et jaunes. Ses cheveux sombres sont tirés en arrière dans un chignon serré. Elle est nerveuse et parle beaucoup.

Je lui demande ce qui est arrivé à Martha.

"Martha est folle", me répond-elle avec un air dégoûté. "Elle va et vient d'un endroit à l'autre. Elle aime changer d'endroit. Elle aime danser et parler".

Pourquoi n'a-t-elle pas continué l'école?

"En partie parce que son père est mort... Quand elle était petite, elle était très bonne à l'école. Elle se levait toujours toute seule le matin, et ne ratait jamais un jour de classe, même si elle était malade. Elle voulait être infirmière, ou travailler dans un bureau. Elle voulait avoir des diplômes. Jorge, aussi, voulait étudier, pour avoir un meilleur job, plutot que de travailler sous le soleil. Mais ils n'avaient personne pour les aider".

Plus tard, Jorge arrive. Il a vingt-deux ans maintenant, est à peu près aussi grand que moi, fin comme un rail, noueux, avec des bras musclés. Des sandales en caoutchouc noir claquent sous ses pieds. Il est torse nu et porte un short de nylon bleu et une casquette de baseball rouge. Il ne parle que quand on lui pose des questions.

"J'ai peu de contacts avec Martha", me dit-il. "C'est dur pour moi. Je dois aider ma mère". Il veut me faire visiter la maison dans laquelle il vit, nous sortons et marchons jusqu'au bas de la rue.

Quand on retourne dans la maison de sa mère, Mariana est la. Elle a quatorze ans. Elle tremble, littéralement, quand j'entre, sautant, trépignant, incapable de parler de façon cohérente. "Je suis si nerveuse", dit-elle.

"J'ai toujours pensé qu'un jour tu viendrais nous rendre visite", me dit sa mère en souriant. "Mariana disait toujours: pourquoi viendraient-ils ici, dans cet endroit affreux?"

Quand Mariana est un peu plus calme, nous discutons un moment, et je lui demande de m'aider à retrouver Martha. Elle hausse les épaules. "Je pense que c'est une perte de temps". Mais, finalement, elle accepte de m'accompagner.

Le jour suivant, nous allons à Tulua en voiture, et cherchons, de taudis en bidonville, suivant les indications données par les anciens voisins de Martha. Après plusieurs heures, une vieille femme avec un pansement blanc sur un oeil nous montre la bonne direction. "Je l'ai vue il y a vingt jours", elle crie. "Elle était dans un magasin de fleurs, juste à côté d'une maison rouge, sur la place".

A la tombée de la nuit, nous trouvons le magasin de fleurs, en fait une pension de famille, à côté de la place principale. Nous entrons dans un long couloir sombre où une jeune fille un peu ronde tient un bébé dans ses bras, et nous regarde suspicieusement. Mariana la voit en premier. "Voila le bébé de Martha", dit-elle.

"Quel bébé?" je demande en sursautant.

Mariana n'a pas le temps de répondre, parce que juste à ce moment Martha reconnait sa soeur et demande froidement ce qu'elle veut. "Je te présente notre parrain", dit Mariana sur un ton volontairement sarcastique et cérémonieux. "Je voudrais te présenter à notre père adoptif".

Martha laisse échapper un cri de joie, arrive en courant en bas du hall, m'assomme à moitié en me poussant contre un mur et en m'embrassant, et m'étouffe sous une pluie de baisers.

Au début il est difficile de croire que c'est l'enfant que j'ai vu sur les photos. Son visage est adulte et grave. Il semble qu'elle pourrait être la mère de la petite fille des photos, ou sa grande soeur. Elle me conduit dans le salon, insiste pour que je m'assoie, et reste debout à côté de moi, carressant ma tête. J'ai un peu de mal avec le contact physique, mais en même temps, je suis très touché.

Je me sens aussi comme Humbert Humbert, qui retrouve Lolita devenue une femme au foyer banale et fatiguée, ses promesses et ses illusions disparues depuis longtemps.

Je dois partir, pour ramener à la maison Mariana et un ami qui est venu avec nous. J'invite Martha à dîner plus tard dans la soirée. Pendant le trajet en voiture, de retour à Los Estrechos, il fait sombre et Mariana et son ami sont installés sur la banquette arrière. Ils chantent faux une chanson après l'autre, puis me demandent de chanter pour eux. Je me lance avec une chanson de Paul Simon, et je chante tout aussi faux qu'eux. Dans le ciel, un croissant de lune apparait à travers un trou dans les nuages.

Je récupère Martha à mon hôtel pour aller dîner. Elle est vêtue d'un pantalon trop petit pour elle, une blouse blanche, des chaussures noires, et elle s'est maquillée. Elle tient ma main fermement ou passe mon bras autour de son épaule pendant que nous marchons. Je n'arrive pas à déchiffrer son visage, son expression est passive, plate.

Au restaurant, elle plonge le nez dans son steak. Puis elle voit la chaine en or avec l'étoile de David autour de mon cou. "Tu me la donnes?", elle me demande, en prenant la chaine dans sa main. Je ris et dis non, c'est un cadeau d'anniversaire de Cecilia. Elle demande encore une fois, et je sens soudainement la colère monter en moi, parce qu'elle me demande de donner encore plus, et je me sens coupable en même temps, parce que tout ce que nous avons déja donné n'a servi à rien pour changer le cours de sa vie.

Où est la ligne rouge? De temps en temps, depuis toutes ces années, nous avons envoyé de l'argent supplémentaire à la famille. Avant de partir, je partagerai encore dans les deux cent dollars entre Martha, Mariana et Ofelia. Cet argent les aidera, sans aucun doute, pour leurs besoins immédiats, mais ne changera rien à leur futur. Mais de la même facon, quel a été le succès de Foster Parents avec cette famille? Où est l'indépendance qu'ils leur avaient promis?

Au cours du repas, Martha me raconte les morceaux de son histoire que je ne connais pas.

Plusieurs mois après qu'elle ait quitté Albeiro pour la seconde fois, il est revenu la chercher à Los Estrechos sur une moto. Il est resté avec elle et sa famille pendant trois mois avant de disparaitre définitivement. Il l'a laissée enceinte de leur troisième fils, Harold. Elle est restée avec sa mère et ses soeurs pendant un moment, en travaillant à la récolte des fruits de la passion.

"Les choses se sont mal passées pour moi", me dit-elle. "J'ai quitté la maison avec mes trois enfants. J'ai travaillé pour un vieux couple à Tulua. Mais ils étaient mauvais, ils ne m'ont jamais payé. Alors je suis partie".

Elle a pris un bus pour rentrer, encore une fois, chez sa mère, y a laissé ses deux enfants les plus âgés, et elle est retournée à Tulua avec le bébé.

Dans cette ville, Martha a rencontré Ana Acevedo, une femme de trente-deux ans avec qui elle partage une chambre aujourd'hui. Mère de deux filles, Ana est rondelette, intelligente et amusante. Dans leur pension, elles ont une salle de bain commune, une chambre, et un living-room. Des gens entrent et sortent pour voir Harold et s'amuser un peu avec lui. Je réalise plus tard que ni Ana, ni les deux autres habitants de la chambre ne savent que Martha a deux autres enfants.

"Je l'ai rencontrée sur la place", me dit Ana plus tard. "Elle avait besoin d'aide. Elle travaillait pour une famille jusqu'a dix heures tous les soirs. Le bébé restait tout seul toute la journee avec une bouteille d'eau sucrée. Il était chauve, très mal nourri, et il avait une grosse tumeur sous le bras".

Bien qu'elle non plus n'ait pas d'argent, Ana a pris Martha sous son aile. Elle a convaincu deux médecins d'opérer Harold gratuitement, et lui a sauvé la vie. "J'ai dit à Martha que je ne pouvais pas lui donner de l'argent, mais qu'elle pouvait rester vivre avec nous", me dit Ana. "Elle nous aide beaucoup et travaille dur". Martha et Ana cuisinent des tortillas et les vendent dans la rue.

"De temps en temps, j'en ai marre", me dit Martha. "J'ai parfois envie de rentrer à la maison. Mes fils me manquent. Mais j'aurais honte de rentrer, parce que je n'ai rien à leur amener. Et puis Mariana et moi, on se chamaille souvent."

Je ne suis pas à l'aise pour demander des détails trop personnels, mais le lendemain matin, pendant le petit déjeuner, je lui demande pourquoi elle s'est laissé faire trois enfants à l'âge de dix-neuf ans. "Je ne savais rien de ces choses", elle répond. "Je ne savais rien de comment faire l'amour sans avoir d'enfant".

Et maintenant?

"Ana m'a expliqué comment. Avec une pilule ou une piqûre".

Et comment voit-elle son futur, ce futur que nous-mêmes, et Foster Parents avions espéré changer?

"Je pense à beaucoup de choses. Mais quand tu n'as rien, il faut te résigner. Je n'ai pas d'argent pour étudier. Si j'en avais, je deviendrais une infirmiere."

Elle m'accompagne finalement jusqu'à la maison de sa mère, Harold sur ses genoux pendant le voyage en voiture. C'est sur mon chemin, je dois prendre un avion à Cali. Quand nous arrivons à la cabane, l'accueil est amical mais tendu. "Hey", dit Mariana en regardant longuement sa soeur. "Regardez comme elle a grossi!".

Martha ne relève pas. Elle serre et embrasse ses deux enfants aînés, qu'elle n'a pas vu depuis un mois. Ils sont très contents de la voir, et ne la quittent pas d'un pouce pendant toute la visite. Mariana câline Harold dans ses bras, pendant qu'Ofelia la regarde en souriant. Les deux soeurs rigolent et tombent dans les bras l'une de l'autre quand je prends leur photo.

Martha insiste pour m'accompagner à Cali. Avant que nous n'entrions dans la voiture, Ofelia me serre la main et m'embrasse. Alors que nous nous éloignons de la maison, les trois fils de Martha disent au-revoir avec la main. Leur mère de dix-neuf ans est assise en silence à côté de moi dans la voiture. Je repense à mon entretien quelques jours avant avec Mari Ladi Londono, une leader féministe et une amie, qui tient un centre pour femmes en détresse à Cali.

"Ici, une fille pauvre qui a des enfants", me dit-elle, "se ferme toutes les portes pour étudier, progresser, travailler. L'espoir d'échapper à la misère est alors presque complètement perdu."

Quand nous avons rejoint la croisade de Foster Parents pour combattre la pauvreté, nous somme tombé dans le piège typiquement américain de la foi en la simplicité. Comme d'autres programmes de lutte contre la pauvreté, ils nous ont fait croire que "sauver une vie" est une chose facile à faire, que d'aider les gens est aussi facile et indolore que d'écrire un chèque de vingt-deux dollars dans le confort de son living-room. "Pour le prix d'une pause café matinale, vous pouvez stopper le cycle de pauvreté pour un enfant", disait une de leurs publicités. "Vous serez étonnés de constater la différence que vous pouvez faire".

Un programme similaire appelé Children International pousse la stratégie marketing beaucoup plus loin, en faisant de la publicité pour des enfants de pays du Tiers-Monde "sans obligation d'achat". Il vous envoient une fiche personnelle sans aucune obligation - si l'histoire et les photos de l'enfant ne vous touchent pas, vous renvoyez sa fiche et ne payez rien.

Beaucoup de gens qui travaillent dans ces programmes savent qu'ils promettent parfois bien plus que ce qu'ils seront capables d'apporter réellement. "C'est une situation assez fréquente", me dit Paul Bode, directeur du bureau de Foster Parents à Cali. "Dans ce genre de travail, vous ne pouvez pas assurer un taux de réussite à 100%, ni à 90%, ni même à 80%".

Derrière la façade des stratégies marketing, nous continuons de penser que Childreach a les meilleures intentions et fait certainement un excellent travail dans le monde entier. Cette association peut s'enorgueillir de réussites multiples, parfois même dans des villes proches de la région des Perez: des succès dans des programmes de santé, d'éducation, et de logement. Des enfants parrainés en ce moment ou dans le passé par Childreach ont réussi sans aucun doute à améliorer leur propre vie.

Mais nous ne continuerons plus avec Childreach, une fois qu'ils seront partis de Tulua, et que Mariana ne sera plus dans le programme. Nous sommes déçus, et nous avons été en partie trompés par les messages réguliers de l'association nous assurant que les choses s'amélioraient, ce qui n'était pas vrai. Pendant nos huit années dans le programme, nous avons fait tout ce qu'il était possible à travers l'association, et même plus. Nous nous sommes intéressés activement au sort de la famille, nous avons envoyé de l'argent en plus, des cadeaux, nous avons insisté auprès de l'association pour qu'ils surveillent mieux notre famille. Nous avons même donné au programme une seconde chance en adoptant un deuxième enfant des Perez. La prochaine fois, nous chercherons une autre méthode pour aider.

Une fois à Cali, j'offre à Martha de l'accompagner jusqu'a la station de bus. Elle s'appuie contre moi, et je passe mon bras autour d'elle. Elle est silencieuse. A la gare de bus, elle m'embrasse sur la joue et sort de la voiture. Elle prend ma main à travers la fenêtre, puis s'éloigne en marchant. Elle se retourne une fois et me fait au revoir de la main. Je ne sais pas à quoi elle pense en ce moment.

Je sais que je ne la reverrai plus jamais. Je l'abandonne. L'écho de la question avec laquelle elle a souvent interrompu nos conversations pendant ces deux brefs jours passés avec elle, persiste dans mon esprit:

"Quand est-ce que tu m'emmènes avec toi?"







Cecilia Rodriguez est une journaliste colombienne freelance spécialisée dans les problèmes de l'Amérique Latine, elle publie des articles dans des journaux aux USA et en Amérique Latine. David Schrieberg est le directeur du bureau mexicain du journal Sacramento Bee, et béneficiera d'une bourse de journalisme Knight Fellow en 1993-1994 à l'Université de Stanford.




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