A-t-on le droit d'aimer les virus?
9 mars 1997
[NB: ceci est une tentative de réponse à l'article de Jean-Charles Vidal finement intitulé: "Pourquoi les virus me font chier."]
Cher Jean-Charles.
Les virus te font chier. Soit. Moi, ils me fascinent. Au plus haut point.
Puisque la technologie n'est pas ta tasse de thé, je ne vais pas m'attarder sur des arguments qui ne te toucheront pas: programmation en langage de bas niveau, code auto-reproducteur, évitement des meilleurs anti-virus, failles de sécurité des systèmes.
Tu es un littéraire et l'immensité de ta culture nous subjugue tous. je vais donc tenter d'utiliser une référence qui te parlera peut-être un peu plus.
Je suppose que tu as lu "Frankenstein" de Mary Shelley. C'est l'histoire d'un scientifique qui crée de la vie à partir de matière inanimée. Il est question de la fascination qu'exerce sur l'homme la possibilité de se prendre pour un quelconque dieu, capable de donner à des bouts de viande cette petite étincelle qui fait toute la différence entre un steack sous plastique dans un rayon de supermarché et un animal beau, doux, et plein de vitalité comme un cheval camarguais.
La créature créée par le Dr Frankenstein n'est ni bonne ni mauvaise au départ. Elle n'a pas de souvenir, pas de culture, pas de connaissance: totalement neutre. Elle devient mauvaise et monstrueuse parce qu'elle absorbe comme une éponge ce qu'elle voit et entend des hommes autour d'elle, parce que personne ne tente de la comprendre. Elle devient aussi monstrueuse qu'un homme.
Quand elle en vient, par maladresse, à tuer une petite fille, qui est responsable? Elle-même? Le Dr Frankenstein qui l'a créée? Les hommes qui n'ont pas voulu la comprendre? Pas si facile de répondre.
Il en va de même avec les virus informatiques.
Je connais un peu ce domaine. Une grande partie de ces petits programmes ne contient aucun code destructeur. Je pense rééllement que la majeure partie des dégâts liés aux virus informatiques vient de la panique des utilisateurs, qui manquent d'information. J'ai vu des gens bloquer un réseau, voire formatter un disque dur parce qu'ils étaient infectés par un virus complètement inoffensif.
Créér un programme qui se reproduit, qui voyage à travers les ordinateurs du monde entier a un côté fascinant. C'est presque une expérience mystique, pas si éloignée de celle du Dr Frankenstein. Devenir soi-même le Créateur. Avoir un pouvoir que les autres n'ont pas. Défier la morale. Faire peur aux gens. Seul devant son ordinateur à 500 balles, faire trembler des entreprises multi-millionnaires. Tout ce qui est interdit est attirant.
Le meilleur anti-virus qui soit, c'est ton cerveau, s'il est suffisamment informé. Les commerçants qui vendent des logiciels censés protéger ton ordinateur (et qui le font parfois très efficacement) le savent bien. Ils alimentent la paranoïa ambiante, et font sonner le tiroir-caisse. Moins les gens seront informés, plus ils auront besoin d'anti-virus.
Les sites sur le Net donnant de l'information pro-virus sont systématiquement pourchassés et censurés. Or c'est en parcourant ces pages de moins en moins nombreuses que j'ai acquis une compétence certaine pour me protéger des virus. Par exemple, j'ai constamment plus de 300 virus qui dorment sur mon disque dur, et je n'ai jamais eu de problèmes d'infection.
Pas d'angélisme: un certain nombre de virus sont faits dans le seul et unique but de détruire. Dans ce cas, je suis d'accord avec toi: les types qui programment ça sont des "petits connards de merde", des irresponsables. Comme ceux qui prennent une bagnole avec deux grammes d'alcool dans le sang, sans se rendre compte qu'ils sont de vraies machines à tuer. Ca ne t'est jamais arrivé? Moi oui. Je n'en suis pas fier. On fait beaucoup d'erreurs dans la vie.
Ton argument sur le fait que les codeurs de virus servent finalement aux entreprises informatiques à se faire de l'argent est vrai. C'est comme si tu me disais que la pluie est mauvaise parce qu'elle sert aux vendeurs de parapluie à s'enrichir. Ou que tu tentais de raisonner un voleur de voiture en lui disant qu'à cause de lui, il y aura plus de flics dans les rues demain. Mais le voleur, de ton argument, il s'en fout: tout ce qu'il veut, c'est embarquer la voiture, maintenant, tout de suite. Le monde n'est pas rempli de penseurs, de gens raisonnables qui réfléchissent aux multiples et complexes conséquences de leurs actes. Tu ne stopperas pas les milliers de meurtres quotidiens sur la planète en disant "arrêtez de tuer vos voisins, vous enrichissez Mr Kalashnikov!". Dans nos sociétés gouvernées par l'argent, les gens utilisent cyniquement et sans état d'âme tout ce qui peut leur en rapporter encore plus. S'il n'y avait plus de guerre, les marchands d'armes seraient malheureux. C'est immoral, mais c'est notre monde qui l'est. L'homme est immoral par essence.
Je peux te dire: "Jean-Charles, tu parles de révisionnisme dans ton site web. Tu fortifies donc les pouvoirs publics dans leur volonté de censurer le Net". Tu vois, ce genre d'argument est malléable, on peut l'inverser à volonté, l'appliquer à n'importe quelle situation.
Pour finir, il y a une dernière chose fascinante dans les virus informatiques. C'est qu'ils ressemblent beaucoup aux virus biologiques. Or, ces derniers, par leur simplicité face à la complexité d'une cellule classique, soulèvent d'intéressantes questions, dont la principale est celle-là: un virus biologique est-il vivant? Avant de pouvoir y répondre, il faut d'abord définir ce qu'est la vie. Et là, on arrive aux frontières plus très nettes de la biochimie avec la philosophie, voire la métaphysique ou la religion.
Voilà, cher Jean-Charles, ce que j'avais rapidement à te dire sur les virus informatiques. Je ne pense convaincre personne et surtout pas toi avec ces quelques idées personnelles vaguement mises bout à bout, mais j'aurais au moins essayé de t'expliquer pourquoi j'aime ces petits parasites des temps modernes.
Bien à toi.