J'ai lu beaucoup de choses à propos de l'internet. Des bouquins, des articles dans des revues spécialisées, dans des journaux plus généralistes, et bien entendu, sur le web lui-même. Parfois, c'est racoleur. Parfois, c'est technique. Parfois, ce sont des analyses intéressantes, des commentaires pertinents. On voit de tout. En plus, c'est toujours amusant de confronter ce que l'on peut lire à sa propre expérience de la vie on-line.
Mais je n'ai trouvé qu'un seul bouquin qui touche vraiment du doigt la fascination qu'exerce le réseau sur ceux qui se connectent. C'est un livre qui a été écrit en 1994 par une jeune américaine de 22 ans, J.C. Herz, quand elle était encore à l'université. Une époque ancienne où le web était encore balbutiant. Le réseau se résumait à peu près aux newsgroups, au mail, à l'IRC, aux MUDs, avec en parallèle une floppée de BBS amateurs. Malgré cet anachronisme apparent, j'ai relu ce livre il y a quelques semaines et sa vérité, sa lucidité m'ont sauté aux yeux une fois de plus.
Ce livre s'appelle "Alice au Pays d'Internet", aux éditions Austral. Il est sorti en France en 1996, avec un sous-titre malheureusement assez racoleur, "Les Mille et une Nuits d'une Cybersurfeuse", mais avec une excellente traduction, d'autant qu'on retrouve à chaque page le jargon et les expressions de l'argot "on-line".
Ce qui donne tant de force à ce livre, c'est qu'il raconte une expérience personnelle: le plongeon dans l'univers Internet, vu du côté féminin. Il n'a pas ce détachement, ce recul, cette objectivité qu'auraient pu avoir un livre écrit par un spécialiste, un technicien ou un journaliste professionnel. L'auteur nous livre directement ses doutes, ses angoisses, ses découvertes, ses pensées parfois paradoxales. D'une manière assez brute, au jour le jour, on y retrouve des longs dialogues en IRC ou dans les MUDs, des extraits de mails, l'expérience étrange et fascinante de s'apercevoir que le jour se lève et qu'on vient de passer une nuit entière devant un écran, on retrouve l'ambiance communautaire et solidaire de certains forums, les liens ambigus et virtuels que l'on peut avoir avec d'autres connectés, l'angoisse qui pointe quand on ne sait plus faire la différence entre réalité et virtualité. Il ne s'agit pas d'un documentaire, mais d'une plongée en apnée dans la réalité de l'internet. Le récit d'un vertige. Une vision parfois hallucinée de cet univers qui ne s'arrête jamais. L'épilogue est d'ailleurs en forme d'overdose, et d'adieu au réseau.
Jamais je n'ai lu un témoignage aussi proche de mon expérience personnelle de l'internet. En fait, c'est le livre que j'aurais aimé écrire.
Pour vous donner une idée de ce bouquin, j'ai sélectionné quelques
passages que vous trouverez ci-dessous.
" Mais cette possibilité qu'à un type de dix-neuf ans, avec un brin de jugeote, d'atteindre des millions de gens, en quelques secondes, sans budget de campagne, sans souscription, sans CNN, sans stratégie globale de marketing, juste avec le Net... Et l'idée que je pourrais en faire autant. C'est ça qui est impressionnant. "
" Inspirés par les épouvantails de la science-fiction, nous avons cru que l'humanité allait finir par disparaître sous la technologie, mais non, elle est toujours bien visible à travers, et c'est toujours la même agressivité, le même égocentrisme, la même solitude, les mêmes vantardises dont nous avions l'habitude de nous plaindre. La technologie est encore loin d'avoir étouffé la connerie du genre humain. "
" J'ai remarqué de plus en plus d'annonces commerciales sur le Net ces derniers temps, premières gouttes tombées d'un plafond qui fuit et qui pourrait bien lâcher. Quand elles ne paraissent pas émaner d'un particulier mais de compagnies ayant pignon sur rue, elles se font généralement descendre en flammes. Pour l'instant, cette stratégie réussit, car les tentatives sont encore peu nombreuses, et l'authenticité du Net résiste. Mais quand les autoroutes de l'information vont être réellement ouvertes à la circulation, alors que Dieu nous vienne en aide: d'ici dix-huit mois à deux ans, on évoquera "le bon vieux temps" -c'est à dire l'instant où j'écris-, quand chaque envoi ne portait pas obligatoirement une icône "OUI, envoyez-moi PLUS d'information sur ce produit. "
" Mais c'est que la distinction entre "normalité" et "déviance" se réduit à une peau de chagrin dans un environnement où chacun peut revêtir les personnalités qu'il fantasme. "
" L'explosion démographique que le Net est en train de connaître le met à rude épreuve. Et ce n'est pas sa base matérielle, le hardware, les lignes téléphoniques, qui en bave le plus: c'est sa structure sociale. La transmission s'améliore, mais la qualité du signal baisse. Le "cachet" bohème du Net est en train d'être submergé par une vague de conformistes qui n'ont rien compris au film. "
" Le credo libertaire du Net porte en lui une contradiction: la plupart d'entre nous reconnaissent que nous formons une communauté élitiste, et que son expansion au nom de la justice sociale est une idée séduisante. Mais d'un autre côté, les anciens chérissent cette saveur "underground" du Net -qu'il perd de plus en plus vite d'ailleurs-, et leur propre statut privilégié. "
" Il m'est plus facile de me retrouver dans un MUD avec des étudiants tchèques, allemands et néo-zélandais que d'organiser un dîner à quatre dans ma propre ville. "
" Les MUD, c'est quoi? Beaucoup de parlote, et des types plus à l'aise avec un ordinateur qu'avec une femme.
"
" C'est triste, parce que je raffole du Net. J'adore me glisser sur un réseau et me mettre à bavarder avec des inconnus au Brésil ou à Singapour. J'adore l'état d'esprit qui règne ici, l'importance que les gens du Net accordent à la liberté. J'adore cette sensation de vitesse, de légéreté. Ou bien, au contraire, c'est ce que je déteste. Je peux éteindre cet univers d'une seule commande, en sortir et l'oublier jusqu'au lendemain soir, ou une semaine entière, ou un mois, ou un an, puis revenir sans constater aucun changement notable. Les textes sont toujours les mêmes, ils changent simplement de canaux. Je ne suis pas sûre que ce soit une qualité, que je sois si heureuse que ça dans cette vacuité. Le Net a un côté génial, mais aussi quelque chose de terriblement solitaire, desséchant. "