Future Father Blues

Je m’imaginais une vie linéaire, sans regard en arrière et sans retour, jamais. Partir, me développer en tant qu'être humain, dans d’autres pays, et mourir très loin de là ou je suis né. Ne surtout pas revenir au point de départ, qu’il soit géographique, familial, ou émotionnel. J’ai toujours eu peur des grands cycles de vie. Quand tout finit et tout recommence, une génération plus tard. Ces gens qui rentrent pour fonder une famille et faire le même métier que leurs parents. Dans le même village. Pour eux, le nouveau cycle représente sans doute la joie d’un début plein de promesses. Je n’y vois qu’une fin. Je n’y vois qu’une triste et prévisible servitude, un piège qu’il me fallait éviter. Je voulais embrasser la futilité et l'absurdité insignifiante de cette vie éphémère, être libre et me détacher de la pesanteur des générations, de la tyrannie génétique du temps qui recommence. Ne pas faire comme ceux d’avant ou ceux d’après. Sortir du cycle, définir ma propre tangente.

Mais la vie, évidemment, se charge de transformer en confettis vos certitudes les plus ancrées. Dans six mois, si tout va bien, je vais devenir père. On me parle de félicitations, d’excitation, de bonheur, de futur. Oui, bien sûr. Pourtant, j’ai cette angoisse souterraine et douloureuse que ma vie est en train de se terminer. Le cycle m’emporte dans son tourbillon implacable. J’ai été enfant, mes parents se sont bien occupés de moi, m’ont élevé, et maintenant tout recommence, mais le parent, c’est moi. Juste un petit glissement des rôles. La différence étant que dorénavant, je sens confusément que ma vie n’a plus vraiment d’importance. Je n’ai plus qu’une raison d'être. Chaque matin des vingt prochaines années, je me réveillerai en pensant à mon enfant. Est-il en bonne santé ? Est-il dans un endroit sûr? Est-il heureux ? Est-il armé pour la vie ? Chaque soir je me coucherai en me posant les mêmes questions. Ma propre vie deviendra accessoire, mon propre bonheur sera secondaire.

Je voulais parcourir les anciens chemins Incas, de l’Equateur au Chili, voir de mes yeux les lamas en pierre blanche de Choquequirao, escalader le Cotopaxi et le Licancabur, éviter les ours polaires et faire face à l’immense verticalité du Mont Thor sur l'île de Baffin, apprendre l'Aymara et le Quechua, traverser le Pacifique en voilier sur les traces de Joshua Slocum et Bernard Moitessier, me tenir sur le bord du Mont Roraima et regarder la jungle infinie à mes pieds, pagayer dans le canal de Beagle, faire pousser des salades au Pôle Sud pendant les huit mois d’hiver en isolation absolue, apprendre à plonger, à piloter un avion, un deltaplane, un parapente, un ULM, n'importe quoi qui puisse m'emporter dans le vent, me libérer de la gravité, cet autre tyran impitoyable. Monter une ONG, partir deux ans en Bolivie, écrire un livre, voir les Montagnes de la Lune du Ruwenzori, le Sahara et la Grande Vallée du Rift Africain d'où nous sommes tous partis, prendre une cuite dans un bar de La Paz.

Je ne ferai rien de tout cela. J’ai fait mon temps, il fallait en profiter avant. C’est trop tard. Ma vie d’homme libre se finit. Ma vie se finit. Je m’efface silencieusement, et je laisse place à la nouvelle génération.

Le prochain qui me dit "Félicitations !", je lui en colle une.





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