Sevrages

Le couple de collègues coréens qui me servent de voisins de laboratoire est en train de s'engueuler copieusement face à un congélateur. Ils sont pourtant très calmes, habituellement. Ils sortent un tube d'ADN, se lancent à tour de rôle deux ou trois invectives dont je ne comprends pas un mot mais qui sonnent de manière très curieuse, comme une bande-son montée à l'envers puis accélérée, reposent le tube, en sortent un autre, continuent de se disputer pour une raison inconnue. Je ne comprends rien. Généralement ils parlent en anglais entre eux. Ce bruit de fond m'empêche de me concentrer.

Aujourd'hui, j'arrête de fumer. D'un coup. Après quinze ans à un paquet par jour. J'ai décidé ça en un quart de seconde, il y a quelques semaines, sur un coup de tête, comme d'habitude, pour accompagner quelqu'un qui fait la même chose. Les gens importants vous font prendre des décisions importantes. Il n'y a pas besoin de réfléchir longtemps.

J'ai fumé ma dernière cigarette hier soir, à quatre heures du matin. Je me suis obligé à quasiment finir mon paquet acheté à peine quelques heures plus tôt. Clope sur clope avant d'aller me coucher, jusqu'a la nausée et l'envie de vomir. Ca fait six heures que je n'ai pas fumé. Je suis déjà un peu nerveux.

J'ai dormi à peine deux heures. Je regardais dans l'obscurité l'économiseur d'écran hypnotique de mon ordinateur posé à côté de mon lit et, d'une façon un peu stupide, j'attendais avec angoisse que mon corps m'annonce les premiers signes du manque. Qui ne sont évidemment pas venus, étant donné toutes les cigarettes que je m'étais envoyé quelques minutes avant. Il s'est alors passé une chose un peu étrange. La simple peur de ressentir physiquement l'absence de nicotine a ramené à la surface des plaies enterrées et quasiment oubliées, quand j'ai manqué d'autres choses. Des gens dont je savais que je ne les reverrais plus jamais. Des espoirs envolés, des rêves brisés, des avenirs qui n'ont jamais existé, des histoires d'amour terminées. Une onde de tristesse m'a traversé comme un petit tsunami mental. Et puis je me suis endormi.

En me levant après cette courte nuit sans rêve, curieusement, j'étais en pleine forme. Comme nettoyé intérieurement. J'ai collé sur ma peau mon premier patch de nicotine. En espérant que cette camisole pharmaceutique, cette béquille chimique aidera ma volonté déficiente et mon absence totale d'auto-discipline, et repoussera les marées noires surgies de ma mémoire.

Faire croire que je suis fort. L'histoire de ma vie, en somme.





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