La fille aux cheveux bleus
22 Février 2005
C'était avant-hier. Un joli dimanche ensoleillé. Quoique très froid, quand même. Pour la première fois depuis au moins quinze ans, j'entre dans un gymnase. Les sensations et les souvenirs remontent presque instantanément à la seconde où je pousse la porte. Les bruits. L'atmosphère. Les sportifs, avec des survêtements arborant fièrement les couleurs de leur université ou de leur club. Le public, souvent venu en famille. L'excitation de la compétition sportive. Je reste dans la galerie qui surplombe la piste d'athlétisme. Il y a beaucoup de monde. Les américains aiment pratiquer divers sports en amateur. Il y a des courses qui commencent toutes les cinq minutes, avec l'affreux bang d'un pistolet d'alarme. Je déteste ce bruit, il me fait sursauter à chaque fois. Au centre de la piste, dans cet immense gymnase, il y a beaucoup d'autres activités. Je repère tout de suite la fille que je suis venu voir. Elle est grande, et elle a les cheveux teints en bleu. Elle est au bord de la piste. Elle s'échauffe avec les collègues de son club, en attendant sa course. Elle a l'air très concentrée. Je connais la sensation. Je décide que j'irai lui dire bonjour plus tard. Je ne veux pas la déranger pendant sa préparation. Elle se dirige vers le départ, avec une quinzaine d'autres. Sa course va bientôt commencer. Bang. Un bon départ. Elle est déjà en troisième position. Il y a quinze tours. Je la suis du regard. Elle a une course très fluide, presque féline, de longues jambes assez fines, dont les muscles se découpent nettement à chaque contact avec le sol. Un, deux, cinq tours. Les trois premières sont largement devant, le groupe qui suit est au moins à cinquante mètres derrière. Elle gagne du terrain. Rattrappe son retard, lentement. Maintenant, elle est juste derrière la seconde. Elle ne va pas tarder à la dépasser. Après ça, il n'y aura plus qu'à rattrapper la première, et elle sera en tête. Je la sens tout à fait capable de gagner cette course. Go ! Go !
Soudainement, alors qu'elle passe devant moi, elle ralentit, quitte la piste, et cesse de courir. Les autres participantes passent devant elle. Elle s'est arrêtée à l'intérieur de la piste, près des arbitres de course. Elle cache son visage dans ses mains. Au milieu de cette foule, avec des centaines de gens autour d'elle qui ne la regardent pas, affairés qu'ils sont, avec ce bruit, elle est toute seule, et elle pleure. je la regarde depuis la galerie. Je ne peux rien faire. Je suis venu la voir courir, peut-être même gagner, et j'assiste à son échec. Elle a l'air si vulnérable. Quelque chose fond en moi. Je voudrais que tous ces gens disparaissent, descendre les escaliers et la prendre dans mes bras. Je voudrais la consoler. Faire quelque chose. Mais ça n'aiderait pas. Je ne suis rien pour elle, un simple étranger avec un accent amusant. Et trop vieux, en plus. Après quelques secondes, ses amis la rejoignent et la réconfortent. Regarder une fille pleurer, surtout une fille que j'aime bien, c'est comme recevoir une balle dans le ventre. C'est une douleur lente et affreuse. J'ai du mal à le supporter. Je ne sais jamais ni quoi dire ni quoi faire. Pourtant, j'ai de l'expérience dans le domaine. Je pourrais peut-être lui dire doucement que ce n'est pas grave, qu'on ne gagne pas toujours, que c'est juste une petite défaite temporaire, qu'elle gagnera sa course dimanche prochain. Je pourrais lui citer mes vers favoris de Kipling à propos de victoire et de défaite. Mais je ne bouge pas de la galerie. Je ne détache pas mes yeux d'elle. Il me semble que ça dure des heures. Maintenant, elle a l'air un peu mieux. Je ne sais pas pourquoi elle a subitement cessé de courir, et je ne le saurai sans doute jamais. Je suis content que ses amis soient autour d'elle. Finalement, je ne lui dirai pas bonjour aujourd'hui. Ca n'est pas un bon moment. Elle ne saura pas que je suis venu la voir. Sans doute je suis juste lâche. Je me dirige vers la sortie. La fille aux cheveux bleus n'a pas besoin de moi.