Je me souviens

Je me souviens d'une jetée à Manhattan. Il y avait un petit bar amusant, fait de bric et de broc, ouvert à tous les vents, plutôt une sorte de vieille guinguette de plage pas vraiment à sa place, avec des filets de pêche et de vieux bateaux en bois pourrissant autour. Et le bruit des vagues de l'Hudson contre les piliers en métal. Au bout de cette jetée, il y avait un canapé au tissu fatigué. Installé là, au milieu de rien, le dos à la cité verticale, faisant face à la côte du New Jersey. Je me souviens que je me suis assis, Laurence s'est assise à côté de moi, c'était elle bien sûr qui connaissait ces coins décalés de New York, et on était bien à cette endroit, sans rien faire, un dimanche après-midi, à regarder passer les bateaux.

Je me souviens d'une petite gare perdue entre Oslo et Bergen, sur le plateau central de la Norvège. Je crois que l'endroit s'appelait Myrdal. Je devais changer de train pour aller visiter le fameux fjord de Flåm. Les paysages sont incroyablement beaux dans cette région. Le Preikestolen, par exemple, au dessus du Lysefjord, est à couper le souffle. Je me suis réveillé, il faisait nuit. J'étais gelé. Il n'y avait presque personne. Je ne comprenais rien. Je pouvais voir la neige qui reflétait la lune derrière les vitres pleines de givre. Pendant une dizaine de minutes, je me suis demandé ce que je faisais dans cette gare fantomatique et glaciale, si loin de chez moi. J'avais oublié ce que je fuyais.

Je me souviens du second puit de l'Aven du Grelot, dans la montagne de la Séranne, pas très loin du magnifique Aven de la Leicasse avec ses tunnels de métro, sa cathédrale souterraine et sa salle gigantesque. C'était bien la troisième fois que l'on se faisait cette superbe grotte. J'équipais cette jolie verticale d'une cinquantaine de mètre, tranquillement, les pieds balançant dans le vide. Poser la main-courante pour accèder au rebord du puit, choisir un bon amarrage parmi la dizaine de chevilles rouillées, installer un mousqueton, choisir le noeud approprié, lancer la corde dans le noir. Les copains de la Patchanka attendaient que je finisse le travail. J'entendais leurs voix étouffées par les virages de la chatière d'accès. Tout avait l'air correct, je leur signale que je descends et que le suivant peut commencer à se préparer. Je fais quelques mètres, lentement, parce que j'ai toujours aimé cette sensation de se balancer dans l'obscurité, pendu à un simple fil. On ne voit pas le vide quand on descend en premier, parce qu'il n'y a pas de collègue en bas dont la lampe donnerait une idée de la distance. Je me sens bien. Par hasard, je regarde le delta de mon baudrier. C'est le mousqueton d'acier qui maintient le harnais en place, et qui l'accroche au descendeur. Le delta, c'est le point central de toute la sécurité du système. Et je m'aperçois qu'il est ouvert. J'ai oublié de vérifier que l'écrou fileté était bien fermé. C'est une des deux ou trois choses essentielles que l'on vérifie sur son équipement personnel avant d'entrer dans une grotte. J'ai oublié. Ce qui signifie que j'ai déjà descendu une verticale de trente mètres avec un delta ouvert. Et que je suis en ce moment suspendu à cinquante mètres du sol, toujours avec le delta ouvert. Grosse panique soudaine. Par miracle, il est dans la bonne position: pointe vers le haut et ouverture vers le bas. Je bloque la descente et tente de le fermer. Mais il est sous tension, légèrement déformé, c'est impossible. La meilleure chose à faire est de descendre très vite. Je n'ai jamais fait un rappel aussi rapide. En trois secondes je suis au bas du puit. Petite sueur passagère. Je crie au suivant dont je vois déjà la lumière surgir au-dessus de la lèvre du puit qu'il peut y aller. Et dans le silence de cette salle obscure, je me souviens de ces paroles que mon premier moniteur de spéléo, dénommé Papi, avait enfoncé dans mon crâne à force de les répèter, dix ans auparavant en Ariège: "Le delta, toujours l'ouverture vers le bas, comme ça si un jour vous faites l'immense connerie d'oublier de le fermer, il tiendra quand même".

Je me souviens d'un texte qui m'a marqué, à une époque où je pensais que les sites web personnels sous forme de weblogs n'avaient aucun intérêt, et surtout pas littéraire. Je me trompais, bien sûr. C'est un texte très court, que je trouve très beau, dans lequel j'ai retrouvé peut-être quelques morceaux éparpillés de ce que j'ai vécu, ou de ce que j'aurais pu vivre. Il est ici.





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