Effet papillon

Petite farce en trois actes qui s'étale sur presque dix ans. Tout comme l'exemple symbolique bien connu des météorologistes et spécialistes de la théorie du chaos (une infime variation des conditions initiales - le battement des ailes d'un papillon - peut conduire bien plus tard à de vastes conséquences - un ouragan de l'autre côté de la planète), c'est parti de presque rien, une phrase perdue dans une discussion alcoolisée entre amis, et ça a fini par l'exposition des méthodes de travail de la première chaine de télévision française. Rions un peu, encore une fois, aux dépens des journalistes avides de sensationnalisme bon marché. Hier, Canal Plus. Aujourd'hui, TF1.

Acte I.

Vers 1995 ou 1996, soirée arrosée à Montpellier, sans doute avant un concert, comme il y en avait tant chez l'ami Xavier, lui aussi thésard. A l'époque, on m'appelait "Le Punk" dans le laboratoire. Je venais d'installer un serveur web pirate sur un ordinateur normalement dédié à la science, j'y écrivais des inepties de temps en temps, et ça faisait marrer tout le monde. Un verre de Pastis à la main, Xavier sort l'idée que je pourrais louer mes services par l'intermédiaire de mon site web. On part dans un délire sur un service de location de punks pour animer les soirées. Puis on passe à d'autres idées sans doute aussi déjantées, d'autres rires avec les amies et les amis. On finit sans doute en écoutant le premier 45T des Hot Pants, comme d'habitude, puisque c'était une pièce rare de sa collection, que je n'avais pas dans la mienne, et que tant de fois j'ai tenté de négocier pour qu'il me le vende. Mais, même saoûl, ce salaud de Xavier ne l'a jamais lâché. Ou peut-être, une fois de plus, je tente de le convaincre que Les Naufragés est un très bon groupe, que les paroles des chansons des Sheriff ont une profondeur subtile et insoupçonnée, et il me rit au nez. Puis me parle des Smiths d'un ton de dévotion. Et là c'est moi qui me moque de lui. Bref, un morceau typique de ma vie en ce temps-là.

Acte II.

Quelques semaines plus tard, au milieu d'une expérience quelconque, je repense à l'idée. Je la trouve vraiment amusante, même à jeun. C'est vrai que ça pourrait faire une page web marrante, qui pourrait en plus se moquer des services commerciaux qui commencent à apparaitre sur l'internet. Je torche en une heure une petite page canular "Louez un punk!", que je rajoute à mon site. Pas d'appareil photo digital à l'époque, je suis obligé de débrancher et détourner une caméra CCD qui sert généralement à des buts scientifiques plus nobles que d'enregistrer mes grimaces. Je montre la page web toute fraîche à Xavier, et on se marre bien.

Curieusement, cette page a un succès inattendu. Pendant sept ans, je recevrai régulièrement des mails d'insultes de "vrais" punks auto-proclamés qui ne comprennent pas l'humour, ou d'autres personnes qui continuent la plaisanterie en m'envoyant des demandes hilarantes. Quelques personnes reprennent même cette page, que l'on retrouve encore ici par exemple. Quand mon serveur web français se fait saisir par les autorités dans une affaire kafkaïenne, je le transfère aux USA, et je le remanie un peu pour le rafraîchir. J'abandonne notamment cette vieille page "Louez un punk!", qui, je pense, a fait son temps.

Acte III.

Au début de ce siècle, un webzine sympa d'ethnologie urbaine (mouvements punk, ska, goth...), le Crobard, reprend mon idée laissée à l'abandon, la développe de manière originale en y ajoutant des services de location de goths et de teufeurs, et met le tout sur leur zine: les "Destroy-Escorts!". Ce qui donne une page web bien plus moderne et jolie que la mienne, et donc beaucoup plus amusante ou beaucoup plus crédible, selon que vous êtes une personne normale ou un journaliste de télévision naïf. Ils y collent des dessins originaux très marrants. Je prends ça comme un joli hommage, fait avec talent et humour.

Il y a quelques mois, le Crobard Zine est contacté par des journalistes d'une émission de TF1 spécialisée dans le divertissement médiocre et l'abrutissement des masses estivales à coups de rire gras et de vide informationnel, sous forme de "reportages". Les journalistes, à la recherche de sujets qui peuvent faire de l'audience, pensent qu'il s'agit d'une vraie société qui loue des punks et des goths, et veulent faire un petit sujet dessus. L'esprit critique et le scepticisme - ou le simple bon sens - ne font apparemment pas partie de leur cahier des charges. Les Crobardiens, en lisant ce mail, se demandent s'ils ne rêvent pas. Et, dans la grande tradition, de Boronali à Alan Sokal, du dynamitage par l'intérieur des travers de notre société, avec le fou-rire comme seule arme, ils décident de faire croire aux journalistes - qui ne vérifieront strictement rien - que la société de location de punks est bien réelle. Ils montent tout un happening dément en quelques jours, avec l'aide de copains, pour donner réalité à ce qui n'était depuis le début qu'un simple délire sur le web. On n'a pas tous les jours l'occasion de ridiculiser une chaine de télévision. Le mini-reportage sur la société de location de punks est passé dans une émission de TF1 il y a quelques jours.

Je vous laisse lire toute l'explication du canular et les préparatifs sur le site du Crobard Zine. C'est à mourir de rire. Un grand bravo à Sand et Fab pour leur sens de l'organisation et la mise en place de ce canular gigantesque qui a pris une chaine nationale à son propre jeu sensationnaliste. Et bravo à Xavier aussi, qui a inventé l'idée originale un soir, il y a longtemps.

Epilogue.

Deux choses dont il faut se souvenir.

1. Ce que vous voyez à la télévision et dans d'autres médias (y compris l'internet, ce qui inclut mon propre site et donc cette page que vous êtes en train de lire) n'est pas forcément vrai. Ecrire, c'est mentir, une photo, c'est un mensonge, et un film, c'est vingt-quatre mensonges par seconde (Godard). Garder ça à l'esprit. Douter. Vérifier.

2. Quand vous délirez avec des copains, faites attention à ce que vous dites, ça peut avoir des conséquences amusantes dix ans plus tard.





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