Mon avenir en France, comme un cafard écrasé

J'aurais dû me méfier.

Il y a quelques nuits de cela, j'étais dans la salle café de mon laboratoire. Je regardais par la fenêtre la neige tomber. Les rues enneigées, vues d'en haut, éclairées par l'orange fluorescent des lampadaires, le silence. Je pensais à l'intéressante possibilité de passer les concours du CNRS et devenir chercheur en France. Un collègue et ami, en charge d'un laboratoire de recherche autour de Paris, était prêt à passer du temps avec moi pour remplir un dossier solide, autour d'un projet excitant. Il voulait que je vienne travailler avec lui. Une opportunité à ne pas rater. Ma clef pour rentrer dans une grande institution de recherche du pays. Je pensais à cette possibilité, et mon regard est passé de la fenêtre à ma tasse de café. Puis, sans vraiment y prêter attention, j'ai regardé par terre. A côté du pied de la table, il y avait un gros cafard écrasé, mort, le ventre ouvert, avec un jus blanchâtre qui lui sortait de l'abdomen.

Je ne crois pas aux signes. Je suis retourné travailler.

Deux jours plus tard, après une petite enquête officieuse, mon collègue m'a appris qu'il n'y a quasiment aucune chance pour que le CNRS daigne m'accepter parmi les siens. En 2004, il y a deux postes ouverts dans ma catégorie, pour la biologie végétale. Deux postes. Et probablement des centaines de candidats, chacun avec une liste de publications impressionnante, chacun soutenu par son réseau de connaissances. Et les années suivantes, ce sera sans doute pire. La science française n'a pas d'argent.

Donc, je ne serai pas chercheur au CNRS. Je ne rentrerai probablement jamais en France. La belle affaire. Je ne serai pas payé une misère après une formation Bac+13. Je n'aurai pas à attendre des dizaines de signatures officielles avant de pouvoir acheter la moindre pipette. Je ne devrai pas attendre l'avis de douze sous-commissions avant d'embaucher quelqu'un. Je ne passerai pas la moitié de mon temps à chercher de l'argent pour faire fonctionner mon laboratoire.

A partir de dorénavant, j'invente un nouveau métier. Scientifique gitan. Mercenaire de la biologie moléculaire. Chercheur sans laboratoire fixe. Prostitué de la science, prêt à me vendre au directeur de recherche le plus offrant.

Il n'y a qu'à choisir. Rester à Boston? Partir à Stockholm? Copenhague? Los Angeles? New York? Le monde me tend les bras.

I'm standing at the crossroads
There are many roads to take
But I stand here so silently
For fear of a mistake
One road leads to paradise
One road leads to pain
One road leads to freedom
But they all look the same

[Sailor White, I love the version by Calvin Russell]




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