La vie, ailleurs
22 Octobre 2003
C'est curieux comment mes passions me reviennent cycliquement, comme de vieux amis, jamais vraiment oubliés, juste un peu perdus de vue, qui passeraient me voir de manière régulière, sans jamais prévenir à l'avance. J'ai alors besoin de lire ou de relire une pile de livres la question qui m'intéresse, pour me rafraichir la mémoire, me mettre à jour. En ce moment, au cas improbable où le lecteur assidu ne l'aurait pas remarqué, c'est l'exploration spatiale. Comme sans doute à peu près tout le monde, j'ai toujours été fasciné par l'espace. Avec mon frêre, on avait un télescope, et parfois, le soir, on observait les nébuleuses, les planètes et les galaxies. Je me souviens encore de la première fois où l'on a réussi à trouver Saturne. On voyait les anneaux très clairement, la division de Cassini. Rien à voir avec les images transmises par les sondes spatiales, mais un gros choc visuel quand même. Le tout, mélangé avec la lecture de centaines de romans de science-fiction, surtout les auteurs américains de l'âge d'or, m'a sans doute poussé inexorablement vers une carrière scientifique. Apprendre, toujours. Satisfaire sa curiosité. Découvrir comment les choses qui nous entourent fonctionnent.
Les explorations lointaines par sondes automatiques ont quelque chose d'encore plus poétique, et scientifiquement plus excitant, que les vols habités. D'abord, parce que les robots sont plus solides que les humains, se contentent de moins de confort, et donc vont beaucoup plus loin. Même si parfois un simple coup de tournevis, ou un réflexe peut sauver une mission entière (si Armstrong n'avait pas piloté manuellement le LEM d'Apollo 11, il se serait sans doute crashé sur un champ de rochers, vers lequel l'ordinateur de bord le dirigeait automatiquement). Et puis la perte d'un équipage est un drame humain brut, violent, facilement accessible et compréhensible, alors que le naufrage d'une sonde spatiale est une émotion d'une tristesse beaucoup plus subtile à saisir. Je sais, c'est un argument étrange. Ensuite, parce je n'ai jamais vraiment apprécié ceux qui agitent des drapeaux, qu'ils soient sportifs, astronautes, ou mon voisin de palier. Et puis j'aime imaginer ces vaisseaux solitaires qui traversent l'espace profond, comme des messagers silencieux, avant-garde de l'humanité sans être humains, yeux numériques pour remplacer les nôtres, démonstration concrète de la technique et du génie des hommes et des femmes dans ce qu'ils ont de meilleur: le besoin d'exploration. Porteurs de la flamme: éclaireurs. Qui ne reviennent jamais.
Ces sondes ont fait naitre des espoirs de découverte en astrobiologie (ou exobiologie). Une science fascinante, puisque jusqu'à présent, elle n'a apparemment rien à étudier: on n'a jamais découvert de vie extra-terrestre. Pourtant, une science bien vivante, fourmillant d'hypothèses, qui crée des ponts intéressants entre astronomie, physique, chimie et biologie. Comment la vie a-t-elle pu apparaître sur Terre? Cela peut-il se passer ailleurs? Quelles sont les conditions nécessaires? La mise en évidence récente et révolutionnaire de micro-organismes terrestres pouvant survivre dans des conditions extrêmes et insoupçonnées (température, pression, pH, radiations...) a nettement élargi la fenêtre de possibilités, et relancé les espoirs des astrobiologistes.
Personnellement, je suis persuadé qu'il existe des tas de formes de vie dans l'Univers. Il y a des milliards de planètes qui gravitent autour de milliards de soleils dans des milliards de galaxies. Je ne crois pas un seul instant que la Terre est la seule planète qui réunisse les conditions favorables à l'éclosion de réactions biochimiques complexes. Simple déduction probabiliste. Malheureusement, je suis aussi persuadé que pour diverses raisons (la distance, par exemple), ces formes de vie ne se rencontreront jamais. Il faut donc laisser aux auteurs de science-fiction le soin d'imaginer ce qui n'arrivera pas.
A moins que, incroyable chance, la vie existe à nos portes, chez nos planètes voisines, à deux pas, dans notre propre système solaire. La probabilité est très faible mais pas nulle. Elle est en tous cas suffisamment élevée pour que plusieurs milliards de dollars soient investis par des gens sérieux (NASA, Union Européenne, Japon, Russie) pour en vérifier l'idée, en construisant des sondes de plus en plus perfectionnées. Curieusement, au fil des ans, et à mesure que les explorateurs métalliques ramenaient diverses données, les hypothèses et les espoirs ont évolué. Pour faire simple, il existe trois endroits dans notre système solaire où il y a une très faible probabilité que 1. la vie a pu apparaitre mais a très certainement disparu (Mars), 2. la vie apparaitra peut-être un jour (Titan, satellite de Saturne) , 3. des êtres vivants existent en ce moment même (Europa, satellite de Jupiter).
Mars a historiquement toujours été le lieu favori de possibles extra-terrestres, depuis que Schiaparelli a cru voir des canaux à sa surface. Les premières robots à s'être posés en douceur sur la surface martienne, les deux sondes Viking, ont testé la présence de métabolisme carboné dans le sol à l'aide de trois expériences simples. Les résultats ont été décevants. Le petit Robot Sojourner de la mission Pathfinder en 1997 a plus pratiqué la minéralogie que la biologie. Mais l'excitation est revenue à propos d'une possible vie passée pour deux raisons principales: une météorite trouvée sur la Terre mais d'origine martienne semblait contenir des traces de vie bactérienne (l'article paru en 1996 ne m'a pas vraiment convaincu, personnellement), et surtout, les sondes Mars Global Surveyor et Odyssey, qui font depuis 1997 et 2001 un travail incroyable de cartographie et d'analyse spectrométrique de précision de la surface martienne, et qui ont révélé par exemple des zones apparemment sédimentaires, et des lits de rivières asséchés, qui laissent très fortement supposer qu'il y a eu de l'eau liquide en abondance sur Mars. De l'eau, une atmosphère, une certaine température, et quelques minéraux de base sont les minimums requis pour passer de la chimie à la biochimie, de l'inerte à la vie. Mais cette eau a depuis disparu de la surface, sauf aux pôles. Les deux hypothèses à tester dans un futur proche sont donc: présence de traces de vie fossiles et disparues, et présence de micro-organismes dans des aquifères souterrains. Malheureusement, en 1999 et 2000, deux sondes américaines ont fait naufrage: Mars Polar Lander et Mars Climate Orbiter. Le premier devait, en plus de se poser en douceur dans la zone polaire riche en eau, explorer le sous-sol proche grâce à deux petites sondes pénétrantes. Et il contenait un instrument très simple: un microphone. En dehors de l'aspect scientifique, j'aurais donné beaucoup pour écouter le souffle des vents martiens et le hurlement des tempêtes de sable rouge. Ce n'est que partie remise. Trois sondes sont actuellement en route et se poseront en douceur sur Mars dans quelques mois à peine: deux robots américains mobiles, et une station européenne fixe.
On a évidemment beaucoup moins de données sur Titan, satellite de Saturne, à cause de la distance et de la difficulté d'y envoyer des robots. On connaissait depuis longtemps la présence d'une atmosphère, ce qui explique l'excitation à propos de Titan dans les années 70, un peu refroidie depuis. Voyager 1 a montré en 1980 que l'atmosphère dense de ce satellite, d'un joli orange, est principalement constituée d'azote et de composés carbonés simples, méthane et éthane. Si l'on excepte la température extrèmement basse (-180 degrés) de Titan - qui empêche définitivement la présence d'eau liquide - on a des conditions qui pourraient ressembler à celles de la Terre originelle, bien avant l'apparition de la vie. De très récentes observations depuis la Terre, notamment dans les ondes radio depuis l'immense radio-télescope d'Arecibo (celui qui est utilisé par le projet SETI), ont indiqué la probable présence d'océans d'hydrocarbones liquides. On en saura plus quand la sonde américaine Cassini (la soeur presque jumelle de Galileo) larguera le robot européen Huygens en 2005, qui devrait traverser l'atmosphère de Titan, puis se poser en douceur, peut-être dans un de ces océans de méthane.
Europa, enfin, est devenu récemment le point de mire de tous les astrobiologistes, et a volé la vedette à Titan au cours des deux dernières décennies. Voyager 1 et 2 avaient exploré cette lune de Jupiter il y a vingt ans et retourné des photos d'une surface gelée, mais curieusement presque sans cratères, ce qui signifie une activité géologique constante, un bon signe quand on cherche de la vie. L'infatigable sonde Galileo, encore elle, a ramené d'excellentes nouvelles d'Europa: la présence d'un océan d'eau liquide sous la couche de glace, brisée par endroits, grâce à la forte chaleur interne due sans doute aux énormes pressions gravitationnelles de Jupiter. Des dépôts de minéraux, probalement carbonates et sulfates, qui donnent une couleurs brune à certaines zones de la surface. Et puis des mouvements de convection probables entre couches froides et chaudes qui mélangent allègrement le tout. En résumé: de l'eau liquide, de la chaleur, des minéraux. Tout les ingrédients nécessaires à la vie sont présents. L'excitation de la communauté des astrobiologistes est devenue encore plus intense quand on s'est aperçu qu'il existe sur Terre un environnement très similaire qui peut servir de modèle et de zone d'expérimentation: les lacs souterrains de l'Antarctique. Il en existe des dizaines, mais le plus fameux est le lac Vostok, découvert en 1996, presque au même moment ou Galileo renvoyait les premières images d'Europa. Le lac Vostok est un probable biotope, immense réservoir d'eau de 200 kilomètres de long et 500 mètres de profondeur, isolé depuis des millions d'années sous quatre kilomètres de glace. Par hasard, juste au-dessous d'une station de recherche russe qui perçait un forage pour analyser l'histoire climatique de la Terre, emprisonnée dans les carottes de glace. En 1998, ils ont arrêté le forage environ cent mètres au-dessus du lac, pour éviter de le contaminer avec les quelques cinquante tonnes de kérozène utilisé pour ce genre de forage, et surtout avec des bactéries de la surface. Dans les dernières carottes, qui proviennent de l'eau du lac recongelée, des bactéries ont été identifiées, et leur ADN a en partie été séquencé. L'énorme problème technique qui se pose actuellement est de trouver un moyen pour accèder à la partie liquide du lac, et notamment à la couche de sédiments déposés au fond, sans le contaminer. Une sorte de petit sous-marin robotique, bardé d'instruments et de capteurs biologiques, qui se désinfecterait lui-même avant de plonger dans l'inconnu et l'obscurité, est en cours d'étude. Un succès dans cette opération serait alors immédiatement appliqué à l'exploration d'Europa, à plusieurs millions de kilomètres des glaces antarctiques. En attendant, une sonde est en projet pour se mettre en orbite autour de ce satellite, et accumuler de nouvelles données scientifiques.
Voilà, en quelques mots, l'état des connaissances sur la présence de la vie dans notre système solaire, du moins vu à travers mes yeux d'amateur (bien qu'il y ait plusieurs personnes dans mon département de biologie moléculaire qui sont ou ont été financés par la NASA, et qui travaillent sur l'origine de la vie - donc l'astrobiologie - ou même la mise au point d'expériences biologiques embarquées dans de futures sondes martiennes). Je n'avais pas l'intention d'en écrire autant, mais je me suis un peu laissé emporter par ma passion pour ces découvertes progressives. Pas à pas, la science avance, et c'est fascinant de suivre ce cheminement. Si une sonde spatiale mettait en évidence des signes de vie autochtone sur Europa - oh, pas des petits hommes verts, probablement pas même des organismes multi-cellulaires, mais potentiellement des bactéries - ce serait tout simplement la plus grande découverte de toute l'histoire de l'humanité, aux conséquences immenses.