Das Blaue Licht

Lecture quotidienne des journaux de divers pays sur le web. Actualité chargée et plutôt monothématique: commémoration de la mort de Massoud il y a deux ans, de la découverte du terrorisme par les américains deux jours après, deux kamikazes qui se font sauter à Jerusalem, des dizaines de morts, des enfants mitraillés dans les territoires occupés en représaille. La routine, quoi. Des attentats partout, des morts, ça saute dans tous les coins, le monde fait boum. Et nous, pendant ce temps-là, on parle de flash mobs sur nos blogs, donc tout va bien. Tant que personne n'attente à la vie de mon lecteur de mp3 portable ou autre gadget indispensable, il n'y a pas de raison de se révolter. J'aime l'humanité de plus en plus. L'autre fait tragique du jour: Simon et Garfunkel qui se reforment pour une série de concerts.

Mais je lis aussi que Leni Riefenstahl est morte hier. Elle avait 101 ans. Une femme fascinante, et dans un sens pas forcément positif. Elle a vécu plusieurs vies pendant ce siècle. Danseuse, puis actrice dans des films "de montagne" en vogue à l'époque. Remarquée en Allemagne au début des années 30, notamment par un jeune agitateur politique d'extrême-droite qui saura malheureusement se faire un nom quelques années plus tard: Adolf Hitler. Elle réalise son premier film, "Das Blaue Licht" ("La lumière bleue"), en 1932. Une sorte d'allégorie sur la pureté de la nature détruite par les humains. Hitler, admiratif, lui donne des moyens et un budget illimité pour qu'elle mette son talent au service de sa propagande. Résultat, en 1935 et 1936, deux bombes absolues dans l'histoire esthétique du cinéma mondial, qui définissent les règles du documentaire filmé: "Le triomphe de la volonté", sur le congrès du parti nazi à Nuremberg, et "Olympia" un an après, en 1936, sur les Jeux Olympiques de Berlin. Des images au contraste fort, des ralentis sur les corps des athlètes (dont Jesse Owens, sprinteur noir américain qui ridiculisera le führer - en emportant quatre médailles d'or quarant-huit ans avant Carl Lewis - et mettra à mal la supposée domination aryenne dont ces jeux devaient être la vitrine), des travellings, des prises de vue inouïes pour l'époque, une mise en scène géométrique qui transcende des mouvements de foules ordonnées au millimètre et donne à leur chef un aspect pratiquement surhumain. Le génie artistique au service de l'horreur. La mise en scène comme instrument définitif de propagande. Et toutes les questions qui en découlent sur l'impossible innocence des artistes, et l'impact de leurs oeuvres sur la société.

Sa seule et unique tentative de rédemption ne sera jamais vraiment achevée, pour cause de dénazification après la guerre, et jamais vraiment acceptée non plus, malgré le soutien de pointures comme Cocteau: un film qu'elle réalise et dont elle interprète l'héroïne principale. Une intrigue romantique plutôt simple qui aurait pu lui permettre d'expliquer ses contradictions d'artiste liée au pouvoir. Mais plus personne ne voulait entendre parler d'elle, ni en Allemagne ni en Europe, trop de mauvais souvenirs. Alors elle est partie en Afrique, continuer à photographier des corps d'athlètes dans des tribus du Soudan. Puis elle s'est lancée dans les documentaires sous-marins. A 90 ans.

Curieusement, on peut retrouver son influence esthétique dans certaines scènes de films très connus et très populaires. Dans "Star Wars", par exemple. Ou, ironie probablement volontaire de Spielberg, dans "La liste de Schindler". Quand un réalisateur veut donner une impression de puissance à des images de foule. Et, évidemment, dans absolument tous les reportages sportifs depuis soixante-dix ans.

J'ai toujours trouvé cette photo de 1932 de Leni Riefenstahl, ci-dessous, absolument fascinante, et c'est peut-être la raison principale pour laquelle je suis en train de parler de cette femme. Une beauté étrange et intemporelle. Un regard fixe, intense et pénétrant, et en même temps glacé et presque inhumain, d'autant plus mystérieux quand on sait au service de qui et de quoi elle a mis son immense talent.






PS: Un article de Libération à son propos, bien mieux écrit que le mien. Mais un peu n'importe quoi sur la fin: pour le journaliste, parce qu'elle sélectionnait les rushes de ses documentaires en éliminant ce qui n'est "pas beau", il est clair qu'elle pratiquait un eugénisme artistique à mettre en parallèle avec les atrocités nazies. Mon frêre qui est photographe est donc aussi un nazi, puisqu'il élimine 99% des photos qu'il prend et qui ne lui conviennent pas. Comme quoi on peut transformer n'importe quoi en argument. Tout est dans tout. Et vice-versa.





[guillermito a gmail com] - [Home]