Rêver

Le mécanisme des rêves me fascinera toujours. S'endormir, c'est pousser une porte au hasard, et souvent rentrer dans un théatre intérieur, sans savoir quelle pièce va être jouée, sans connaitre le nom des acteurs. Parfois, des sensations complètement oubliées reviennent à la surface. Il y a plus de quinze ans, au cours de ma première vie, j'étais très sportif. En section sport-étude volley-ball au lycée, je m'entrainais au moins deux heures par jour, et mon but ultime était de rentrer dans l'équipe de France Espoirs. Je montais les 4000 Marches (de Valleraugue au sommet de l'Aigoual dans les Cévennes, 1200 mètres de dénivelé) en deux heures, et le Pic Saint Loup en sifflotant. Aujourd'hui, ma forme physique est honnêtement comparable à celle d'une moule avariée qui fumerait deux paquets de Marlboro par jour.

Il n'y a pas très longtemps, pendant mon sommeil, j'ai retrouvé l'ambiance de la compétition. C'était incroyablement réel. Intégrer en quelques secondes un tas de paramètres importants avant le match en terrain inconnu: la texture des ballons et leur gonflage, l'éclairage du terrain, le sol du gymnase. Tout y était. Jauger l'équipe adverse pendant l'échauffement, et commencer le combat psychologique par des coups d'oeil en forme de défi. Les chaussures à semelle fine qui crissent sur le parquet, l'odeur de transpiration, les muscles qui chauffent, le bruit des ballons qui frappent le sol, le sifflet de l'arbitre, la tension des matchs à haut risque. Regarder la main derrière le dos du passeur avant le service pour savoir quelle combinaison d'attaque on va utiliser. Décider en une fraction de seconde si l'on va éviter le contre adverse en attaquant suivant la ligne, la petite ou la grande diagonale, ou essayer de passer en force en explosant leurs mains, avec le risque pour l'égo de se reprendre le ballon dans les pieds. Ecouter les conseils de l'entraineur dans ce jargon technique un peu particulier, parfois supporter sa colère. Rester concentré sur le jeu et l'effort collectif. J'avais complètement oublié toutes ces sensations.

La nuit dernière, second retour en arrière. J'ai rêvé que je faisais du deltaplane. J'en ai vraiment fait. C'était avant la mode du parapente qui, contrairement au delta, peut s'apprendre très rapidement et se transporter facilement. Ce qui explique son succès. Il y avait une excellente école de vol libre au nord de Montpellier. J'avais oublié comment mon coeur se mettait à battre un peu vite quand je me glissais sous le delta, tout en haut de la pente, et quand le moniteur, loin en dessous, signalait dans son porte-voix que c'était à mon tour d'y aller. Se mettre debout, le delta relativement lourd en équilibre sur les épaules, vérifier une dernière fois que les mousquetons sont bien fermés, prier pour ne pas se vautrer devant les collègues ou atterrir dans un arbre, et puis commencer à courir, lutter pour garder le delta bien orienté, sentir qu'il commence à me tirer vers le haut, une dernière impulsion et mes pieds ne touchent plus le sol, je vole, je n'entends plus rien que le vent qui siffle, je vole, je ne suis plus un homme soudé au sol par cette maudite gravité, je suis l'oiseau qui regarde l'enfant, plus l'inverse, je suis libre, enfin. Emotion extraordinaire.

J'ai revécu toutes ces sensations jusque dans leurs moindres détails, alors que je dormais dans une cave de Boston, à huit mille kilomètres et quinze ans de distance. Ces derniers mois, mon usine à rêves est très productive, et j'en soupçonne la raison. Bien sûr, il y en a eu d'autres qui ne tournaient pas autour de mes seuls souvenirs d'adolescence, dans lesquels les acteurs principaux étaient des gens connus, souvent aimés, parfois oubliés, miraculeusement transformés par la magie de l'inconscient en ce qu'ils ont cessé d'être, ou même en ce qu'ils n'ont jamais été. J'ai la chance de rêver de manière positive, et j'aime ces moments de grâce suspendue et de temps aboli, petits refuges éphémères.





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