Faire comme si

Je me suis levé à huit heures. Du soir. Evidemment, j'ai raté le séminaire du département et la bière du vendredi après-midi. Ma nature reprend le dessus. Pas envie de lutter contre. A Montpellier, j'achetais souvent mon petit déjeuner dans les épiceries de nuit. Et puis aujourd'hui je n'avais pas envie de voir la gueule de mes collègues de travail. Arriver au labo quand ils rentrent chez eux. Rester seul. N'entendre que la musique grave et monotone des congélateurs, des agitateurs, des centrifugeuses, des hottes, comme un bruit de fond rassurant. Discuter avec mes plantes transgéniques dans la serre qui sent bon la terre humide. Récupérer un peu au hasard quelques chansons de Bebel Gilberto sur le net. Boire des cafés innombrables. Descendre onze étages toutes les demi-heures pour fumer une Marlboro. Lire la presse française, américaine et espagnole devant mon écran. Ne rien foutre. Laisser mes souvenirs revenir à la surface, mon occupation favorite quand le présent a momentanément perdu sa pulsation. Se rappeler la perfection des jambes de l'une, les arguments comme des lames de rasoir d'une autre, l'accent charmant d'une troisième quand elle parlait français, l'oeil étrange, moitié bleu et moitié marron, suivant une parfaite frontière horizontale, d'une quatrième. Se demander ce qu'elles deviennent dans leur coin lointain de cette planète. Rire à l'idée absurde que je vais probablement être condamné, pour avoir écrit des mots dont personne ne conteste la véracité, à payer une amende à une entreprise dont le chiffre d'affaire se compte en millions, alors que je n'ai pas un radis, comme tout scientifique qui se respecte. Imaginer des scénarios de romans d'aventure comme quand j'étais gamin. Et si je disparaissais subitement? Et si je recommençais tout ailleurs, hors de portée de la justice française? Roman Polanski est recherché par la police américaine depuis trente ans, ça ne l'a pas empêché d'avoir une Palme d'Or à Cannes. Et si je passais la frontière du sud, pour devenir éleveur sur les hauts plateaux patagoniens, ou gigolo à Buenos Aires, séduisant de vieilles dames riches avec mon accent français et mes cheveux gominés? Ou la frontière du nord, pour devenir serveur dans un bar branché de Montréal, ou bûcheron, ou gardien d'un petit refuge en bois dans les Laurentides? Personne ne me retrouverait jamais dans les immensités canadiennes. A peu près tout ce que je possède de valeur se trouve dans ma tête. Je pourrais disparaitre en moins d'une heure. Devenir exilé volontaire, ne plus jamais rentrer dans mon pays, ou alors clandestinement, en traversant les Pyrénées à pied, à travers les cols enneigés, avec un guide catalan ou basque, comme un républicain espagnol en 1939. Ca me ferait des histoires plus intéressantes à raconter à mes petits-enfants. Parce que là, on est samedi à Boston, il est sept heures du matin, et je dois emmener mon linge sale à la laverie avant qu'il ne commence à moisir. Ca manque cruellement de souffle lyrique, de poésie et d'aventure. Une autre fois, peut-être.





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